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Les Archives du Bulletin de l'ACPPU, 1992-2016

avril 2004

Des questions de gros bon sens

Par Victor Catano
Sam Bronfman, à qui l'on de mandait ce qu'il croyait être la plus grande invention des temps modernes, a eu cette réponse désormais passée à l'histoire : " l'intérêt composé. " Nul doute que M. Bronfman, s'il avait eu le choix entre un cent placé dans un compte d'épargne dont la valeur doublait chaque jour pendant un an et 100 000 $ en argent comptant à la fin de l'année, aurait choisi le cent. Nous devrions comme M. Bronfman faire preuve d'astuce au moment d'aménager notre propre structure de salaire.

La plupart des structures salariales dans les universités canadiennes optent pour la marmite au trésor à la fin de la journée même si un salaire plus élevé au début d'une carrière et moins élevé à la fin aurait été plus avantageux. Le revenu de carrière est la clé de la richesse. La question n'est pas de savoir à combien s'élève votre salaire au moment de votre retraite, mais quelle portion de votre salaire vous pouvez investir lorsque vous êtes jeune. L'argent mis de côté à titre d'épargne et de placements permet aux universitaires d'acquérir des capitaux. Ce qui compte, c'est une structure salariale qui démarre le plus haut possible et qui atteint son point culminant le plus tôt possible.

Dans bon nombre de postes non universitaires, le salaire maximum est atteint en dix étapes ou moins. La plupart des professeurs et des bibliothécaires n'atteignent pas leur revenu maximum avant l'année de la retraite. Ils doivent travailler jusqu'à 65 ans ou plus pour obtenir une pension convenable. Toucher un salaire plus élevé au début de la carrière améliore aussi le revenu de retraite.

Prenons l'exemple de deux universitaires diplômées. Suzanne joint les Forces armées canadiennes tandis que Marie poursuit ses études de troisième cycle (Ph.D.) en psychologie clinique. Marie mettra probablement six à sept ans pour obtenir son diplôme et terminer son stage obligatoire avant de trouver un poste à temps plein à l'université. Compte tenu des salaires de départ offerts aujourd'hui,(1) elle réussira vraisemblablement à négocier un salaire initial de 50 000 $ à 55 000 $. Suzanne, quant à elle, aura probablement été promue au moins au rang de capitaine et gagnera un salaire de 60 000 $ ou plus, sans compter le revenu appréciable qu'elle aura touché au cours des sept dernières années. Suzanne prendra sa retraite à 55 ans avec une pleine pension. Pas Marie.

Nous avons non seulement été des victimes consentantes, mais aussi des participants à l'élaboration de structures salariales qui vont à l'encontre de nos meilleurs intérêts. Nos structures " bas au départ " et " élevé à la fin " ne sont qu'un exemple. Une gamme complexe de facteurs intégrant une composante au mérite en est un autre. Combien peuvent dire avec certitude quel sera leur salaire dans un an? Combien peuvent même énumérer avec exactitude les différents facteurs qui composent leur salaire annuel? Voici certains des facteurs de rémunération qui peuvent s'appliquer à votre salaire :
o rajustements du salaire de base (minima et maxima pour les classifications)
o échelons de progression de carrière/progression dans la hiérarchie
o rajustements de promotion
o mérite
o rajustement des écarts (qui peut inclure ou ne pas inclure les différences en fonction du marché)
o différences en fonction du marché
o augmentations de rattrapage/ augmentations de secteur

Bon nombre de ces composantes sont des formules de rémunération discrétionnaire au rendement qui permettent à la direction de traiter les individus différemment. Les syndicats dénoncent vigoureusement la rémunération au rendement, particulièrement la rémunération au mérite. Mais qu'y a-t-il de mal avec la rémunération au mérite?

Éliminons d'emblée les réponses évidentes : elle sert à récompenser les favoris et à punir les autres qui ne mâchent pas leurs mots et qui n'ont pas peur de critiquer ouvertement; elle permet à certains membres d'y avoir recours pour avoir une image positive de soi en se donnant le sentiment d'être meilleur que ceux qui ne l'ont pas. Il existe bien des problèmes d'ordre pratique qui attaquent les régimes de rémunération au mérite même si l'on peut s'accommoder des fondements philosophiques.

Tout d'abord, qui établit les normes de rendement? Qui contrôle le rendement? Le mérite est-il déterminé par un doyen ou par vos collègues? Les décisions concernant la rémunération au mérite peuvent-elles faire l'objet de griefs? Combien de griefs sont susceptibles d'être déposés contre la rémunération au mérite et quels sont les coûts humains et financiers de ces griefs? Puisque la rémunération au mérite constitue environ 0,5 à 1 % du salaire, les universités où ce régime est en place sont susceptibles de dépenser plus d'argent pour le règlement des griefs que pour le salaire au mérite comme tel. Chose plus importante, la rémunération au mérite engendre un sentiment d'injustice tant chez ceux qui la touchent que chez ceux qui n'y ont pas droit.

Examinons le cas de deux membres du corps professoral, Robert et Léon. Robert publie un ouvrage peu de temps après avoir été embauché et touche une augmentation au mérite de 2 000 $ qui s'ajoute à son salaire de base dès la seconde année. Cette augmentation, tout comme le cent de M. Bronfman, continuera de rapporter de larges dividendes peu importe que Robert publie ou non un autre article ou ouvrage ou qu'il soit encore une fois considéré comme digne de mérite.

Léon consacre une grande partie de son temps à la recherche pour un livre. Il ne publie pas le livre mais présente un grand nombre de communications dans le cadre de conférences portant sur le sujet du livre. Le livre ne sera publié que lorsque Léon en sera à sa cinquième année à l'université. Son doyen, considérant les quatre premières années de Léon comme étant improductives, ne lui accorde donc aucune augmentation au mérite pour ces années. Du point de vue du salaire, Léon restera toujours à la traîne de Robert même si les deux continuent de toucher ou non d'autres augmentations au mérite. Léon ne rattrapera jamais le salaire de Robert.

Pourquoi est-il nécessaire de rajuster les écarts? Parce que dans le passé les femmes acceptaient volontiers le salaire de départ qu'on leur offrait plutôt que de négocier. De même, nombreuses étaient les femmes désavantagées par les régimes de rémunération au mérite lorsqu'elles s'absentaient pour des raisons familiales ou parce qu'elles entreprenaient leur carrière plus tard que les hommes. Les universités ne versent pas de prime au mérite aux femmes qui font des enfants et qui s'occupent de leur famille.

Pourquoi est-il nécessaire de tenir compte des différences en fonction du marché? Parce que nous sous-évaluons le travail de la plupart des universitaires et que c'est seulement lorsque nous sommes confrontés à des pénuries de main-d'oeuvre dans certains secteurs que nous prenons conscience de la véritable valeur de notre travail. Certains de nos collègues sont plus prompts à soutenir qu'ils doivent être rémunérés au taux de catégorie déterminé pour leur travail compte tenu des différences en fonction du marché. De telles différences seraient inutiles si les membres du corps universitaire étaient payés ce qu'ils valent.

Que devrions-nous faire? Eh bien, voici une suggestion radicale. Il nous faut imiter les autres secteurs d'activité et mettre en place des échelles de salaires rationnelles fondées sur la vraie valeur de nos emplois. Un tel régime comporterait peu d'échelons ou d'augmentations. Le salaire serait fixé dès le départ à un niveau élevé et atteindrait en quelques années le maximum ou le " taux de catégorie ". Les gens avec peu ou sans expérience débuteraient au taux plancher et avanceraient automatiquement dans l'échelle, un échelon chaque année, jusqu'à ce qu'ils atteignent le taux de catégorie.

Le régime en place serait équitable : il suffirait de placer les gens expérimentés à l'échelon adéquat de l'échelle salariale. Et celle-ci serait rajustée à la table de négociation. Chaque classification serait assortie de sa propre échelle de salaires et le mérite consisterait à promouvoir un employé à la classification suivante. Dans le cas où quelqu'un ne serait pas promu, son salaire serait gelé au taux maximum de l'échelle. Ce serait un système simple, équitable, fondée sur la valeur du travail accompli et conçu pour optimiser le revenu de carrière.

Je pense que M. Bronfman approuverait.

1. Almanach de l'enseignement postsecondaire au Canada de l'ACPPU, 2004.