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Les Archives du Bulletin de l'ACPPU, 1992-2016

janvier 2005

L'AGCS menace le secteur de l'éducation

Sofian Effendi ne s'identifie pas facilement avec le mouvement antimondialisation. Néanmoins, à titre de recteur de l'Université Gadjah Mada en Indonésie, il dirige une campagne contre les projets de libéralisation du secteur de l'enseignement de son pays dans le contexte de la ronde actuelle de négociations de l'Organisation mondiale du commerce.

« Les universités ne constituent pas un produit commercial pouvant être libéralisé ainsi », a-t-il déclaré récemment. « En plus de transférer et de faire fructifier le savoir et les sciences, elles ont pour tâche de maintenir et de développer le pays. Comment peuvent-elles s'acquitter de ces tâches si elles sont réglementées en vertu de cadres de libre-échange au sein de l'OMC? »

Effendi n'est pas seul. Dans le monde entier, enseignants et étudiants sonnent l'alarme au sujet de l'incidence possible de l'élargissement de l'Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l'OMC.

Adopté en 1995, l'Accord est un traité extrêmement vaste qui applique des restrictions juridiquement contraignantes à une gamme étendue d'interventions gouvernementales en matière de prestation de services. Il vise actuellement plus de 160 secteurs, y compris la santé, les services sociaux, la poste et l'enseignement.

« Les services ne se bornent pas à la cuisson des hamburgers et au travail de serveur », affirme Scott Sinclair, analyste de la politique commerciale au Centre canadien de politiques alternatives. « La chirurgie cardiaque est un service, tout comme l'enseignement et la recherche. Les services sont associés à tout ce dont nous avons besoin et à toutes les tâches que nous confions à nos gouvernements élus. »

C'est précisément l'empiètement des règles commerciales sur les services publics qui préoccupe les critiques de l'AGCS. Beaucoup s'inquiètent de ce que l'Accord promeuve et consolide la privatisation et la commercialisation des services d'intérêt public comme l'éducation.

« L'AGCS est hostile aux services publics. Au mieux, il les traite d'occasions d'affaires ratées et, au pire, de concurrence déloyale ou d'obstacles aux services et aux fournisseurs étrangers », signale M. Sinclair.

Ce dernier ajoute que l'AGCS vise des domaines qui ont longtemps été jugés de caractère purement national. En fait, l'OMC dit que « la portée de l'Accord englobe non seulement les mesures destinées à réglementer directement le commerce des services, mais aussi toute autre mesure qui pourrait avoir pour objet de réglementer d'autres questions, mais qui affecte accessoirement la fourniture d'un service ».

Étant donné cette portée de l'Accord et les restrictions qu'il impose à l'autorité gouvernementale, pourquoi tant de pays sont-ils disposés à élargir leurs engagements aux termes de l'AGCS?

« La théorie est que l'élimination de l'ensemble des obstacles au commerce entraînera une diminution du coût des services et une croissance économique plus rapide qui profitera à tous », explique David Robinson, directeur général associé de l'ACPPU. « Mais cette théorie est maintenant largement contestée. »

M. Robinson fait état d'une décision que l'OMC a rendue en avril dernier et qui a déclaré illégale la politique du Mexique exigeant que les compagnies de téléphone étrangères versent des taxes réglementées sur les appels interurbains acheminés vers le Mexique. Les sommes recueillies faisaient en sorte que ces sociétés devaient contribuer à l'édification de réseaux destinés aux collectivités rurales pauvres en échange d'un accès aux marchés urbains plus lucratifs.
« Cependant, à la demande de ses sociétés de télécommunications, les États-Unis ont utilisé l'AGCS pour contester avec succès la politique. Maintenant, les entreprises étrangères sont libres de faire fi des besoins des collectivités les plus pauvres du Mexique », souligne M. Robinson.

Dans une autre décision récente, un groupe spécial de l'OMC a décidé que les règlements des États et de l'administration fédérale des États-Unis qui proscrivent le jeu sur Internet sont illégaux aux termes de l'AGCS. « Il est difficile de trouver de meilleurs exemples de ce qui ne va pas avec l'AGCS », ajoute M. Robinson.

La ronde actuelle de négociations, qui vise à élargir la gamme des services touchés par l'AGCS, a débuté en 2000. À l'origine, elle devait se terminer au début de 2005. Cependant, de profonds désaccords sur les subventions agricoles ont bloqué les pourparlers jusqu'à l'été dernier, quand un nouvel accord cadre a été conclu pour la reprise des négociations. Aux termes de cette entente, les pays ont jusqu'à mai de cette année pour soumettre à nouveau des offres sur les secteurs de services qu'ils sont disposés à s'engager à libéraliser.

L'éducation demeure l'un des secteurs de l'AGCS qui font le moins l'objet d'engagements, mais la pression s'intensifie pour que cette situation change. La libéralisation de l'enseignement supérieur et de l'éducation des adultes constitue l'une des quatre grandes priorités des États-Unis au cours de la ronde actuelle. Ce pays réclame l'enlèvement des obstacles au commerce international qui, selon ses représentants, empêchent les établissements étrangers de fonctionner dans d'autres pays. L'Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon ont formulé des propositions semblables.

Les fournisseurs et les établissements de télé-enseignement qui sont établis aux États-Unis et qui cherchent à étendre leurs activités à l'étranger constituent les principaux promoteurs de l'AGCS. Selon eux, l'Accord aiderait à éliminer les politiques qui restreignent l'enseignement international. Ces organismes soulignent que certains pays interdisent aux fournisseurs étrangers de services d'enseignement d'établir des succursales, tandis que d'autres exigent qu'un établissement local soit un partenaire de toute initiative étrangère en matière d'éducation.

Cependant, les opposants soutiennent que les « obstacles » sont, dans la plupart des cas, des outils légitimes de politique publique que les pays emploient pour assurer que l'éducation nationale répond aux besoins internes.

« L'inclusion d'un secteur de services dans l'AGCS élimine la marge de manœuvre nécessaire aux pays cherchant à gérer à leur avantage les investissements étrangers dans les services », explique John Hilary, analyse de la politique commerciale à ActionAid.

M. Hilary ajoute que l'AGCS expose presque toutes les interventions gouvernementales relatives aux services à la surveillance et à une contestation possible de l'OMC. « Il vise à permettre aux multinationales, en collaboration avec des gouvernements étrangers, de s'opposer aux services et aux règlements publics. »

« Potentiellement, l'AGCS s'attaque à l'autonomie du monde universitaire, à la prise de décisions par les établissements et à la politique nationale sur l'éducation supérieure », prévient Philip Altbach, directeur du Center for International Higher Education au Boston College. « Dès que des pays individuels s'y sont engagés, les accords de l'AGCS peuvent contraindre l'ouverture des marchés de l'enseignement supérieur et permettre à des établissements et à des entreprises de l'étranger de se livrer librement à des activités dans ce secteur, comme ouvrir des succursales et décerner des diplômes. Les autorités locales, dont les organismes d'agrément et de contrôle de la qualité sans doute, disposeraient peut-être d'un contrôle restreint. »

Si le Canada souscrivait un engagement total à l'AGCS en matière d'enseignement supérieur, une gamme étendue de politiques et de règlements serait en péril, des règles exigeant l'embauche préférentielle des Canadiens et des résidents permanents aux subventions gouvernementales versées aux seuls établissements publics ou dont le siège se trouve au pays.

« Le traitement national constitue l'une des obligations les plus fortes de l'Accord », signale M. Robinson. « Il exige que les gouvernements traitent les fournisseurs de services étrangers aussi favorablement que ceux du pays. À l'extrême, si le Canada acceptait une telle disposition, cela signifierait que les subventions d'exploitation publiques devraient aussi être versées aux établissements étrangers, qu'ils soient ou non à but lucratif, ou être éliminées. Sinon, ces sommes pourraient être perçues comme une subvention discriminatoire à l'égard des établissements d'enseignement étrangers qui ont des bureaux au Canada. »

M. Robinson ajoute que les pays conservent la flexibilité la plus grande en matière de politiques dans les domaines où ils ne contractent pas d'engagements précis. Bien que le Canada ne se soit pas engagé à ouvrir son secteur de l'enseignement, M. Robinson avertit que des différends aux termes de l'AGCS risquent toujours de surgir en vertu du traitement de la nation la plus favorisée que prévoit l'Accord.

« Par exemple, tous les droits accordés par l'Alberta au DeVry Institute devraient l'être aussi à l'ensemble des fournisseurs étrangers », indique M. Robinson. « Cela veut dire que tous les établissements étrangers voulant s'établir en Alberta seraient traités exactement comme le DeVry Institute. Ainsi, il est possible d'élargir en un trou béant ce qui représente actuellement une fissure dans le système postsecondaire public. »

De leur côté, les responsables commerciaux canadiens affirment qu'au cours de la présente ronde de pourparlers, ils entendent ne prendre aucun engagement relativement aux services d'enseignement public, en plus de protéger la santé et la culture. Cependant, selon certains observateurs, le gouvernement a soigneusement choisi ses mots en disant que seul l'enseignement " public " était retiré des discussions.

« L'enseignement public comprend-il l'éducation postsecondaire? » demande M. Sinclair. « Les négociateurs canadiens laissent délibérément la porte ouverte à des engagements au sujet de l'enseignement privé. »

M. Sinclair souligne que le danger réside dans le fait qu'au Canada, l'enseignement à tous les niveaux - surtout au niveau postsecondaire - est de plus en plus un système mixte public-privé. Les universités et les collèges dépendent davantage des frais de scolarité et des sources privées de financement et s'adonnent de plus en plus à des activités commerciales susceptibles d'être perçues comme « faisant concurrence » avec celles du secteur privé.

M. Sinclair prévient que, si le Canada souscrit des engagements sur les services d'enseignement privés, des fournisseurs étrangers à but lucratif pourraient soutenir que l'AGCS leur donne droit à la même gamme de soutiens gouvernementaux que les universités et les collèges subventionnés par l'État.

« Le Canada doit préciser qu'il ne prendra aucun engagement dans le secteur de l'éducation dans son ensemble », ajoute M. Sinclair.

L'une des plus grandes frustrations des fournisseurs outre-frontière à but lucratif est l'absence d'agrément ou de reconnaissance par des pays étrangers. Il en résulte que les diplômes que ces établissements décernent ne possèdent aucune valeur.

Toutefois, certains pays, comme l'Afrique du Sud, affirment qu'une telle mesure est nécessaire pour interdire l'accès des fournisseurs à but lucratif à un moment où des États travaillent à l'édification d'un système public susceptible de répondre aux besoins de leur population.

« Nous devons éviter à tout prix un AGCS dans le domaine de l'enseignement qui mette en péril notre éducation, notre culture et notre avenir », déclare Kader Asmal, ministre sud-africain de l'Éducation. « Il ne faut pas permettre aux considérations de nature commerciale d'éroder le programme d'enseignement supérieur qui est axé sur le bien public. »

D'autres pays s'inquiètent de ce qu'une politique de libre accès des fournisseurs de services commerciaux d'enseignement déclenche une invasion d'établissements irresponsables en provenance de l'étranger. En réponse à ces préoccupations, les partisans du libre-échange dans l'enseignement affirment que des règles et des normes internationales d'évaluation de la qualité de l'éducation sont nécessaires pour décourager les usines à diplômes et assurer une plus grande transparence des processus d'agrément.

Répondant à l'appel, l'OCDE et l'UNESCO ont publié l'an dernier la première ébauche de lignes directrices d'assurance de la qualité et d'agrément en matière de services transfrontaliers d'enseignement supérieur.

Bill Rosenberg, président de l'Association of University Staff, de Nouvelle-Zélande, dit que les lignes directrices constituent, en fait, un processus complémentaire à l'AGCS.

« Les fournisseurs privés d'enseignement ont désespérément besoin de marques de qualité reconnues, parce que les étudiants peuvent difficilement différencier les établissements sans scrupule de ceux qui proposent un bon enseignement », explique M. Rosenberg. « En pratique, les lignes directrices auront pour principal résultat de valider la position des fournisseurs privés. Elles sanctifieront le commerce international dans le secteur de l'éducation et la réification de celui-ci. »

Se disant d'accord avec cette affirmation, M. Robinson ajoute : « La préoccupation relative à la qualité constitue le principal obstacle à la croissance de l'enseignement privé et à but lucratif dans le monde entier. Avec la mise en place des lignes directrices, les pays qui résistent à s'engager en matière d'éducation aux termes de l'AGCS subiront une pression renouvelée. »

Toujours selon M. Robinson, il sera important de surveiller d'autres éléments de l'AGCS et d'ententes connexes de l'OMC qui auront, eux aussi, une incidence sur les enseignants au Canada et dans le monde entier.

« Pour nos collègues des pays en développement, les négociations parallèles qui se déroulent au sujet des droits de douane sur les produits industriels sont également cruciales », prévient M. Robinson. « Les tarifs douaniers ne constituent qu'une petite partie des recettes de pays comme le Canada, mais ils peuvent représenter plus du quart des revenus dans le monde en développement. La réduction de ces recettes signifie qu'il y a moins d'argent de disponible pour des choses comme l'enseignement public. »

En outre, M. Robinson fait remarquer que les pourparlers de l'OMC sur les droits de propriété intellectuelle risquent de limiter la disponibilité de médicaments abordables dans de nombreux pays d'Afrique, où un enseignant sur sept est infecté par le VIH, cause du sida.

Après avoir été mises en veilleuse au cours de la dernière année, les négociations de l'OMC occuperont de nouveau le devant de la scène en 2005.

Jusqu'à récemment, le milieu de l'éducation de la planète était peu au courant de l'AGCS et d'autres accords de l'OMC. Cependant, tout cela a changé. Les organisations étudiantes, les syndicats de professeurs et même de nombreuses associations d'universités publiques ont critiqué la notion que l'enseignement constitue un simple produit pouvant être échangé comme n'importe quel autre.

« Les critiques de l'AGCS voient le rôle de l'enseignement supérieur sous un autre angle », signale M. Altbach. « L'enseignement supérieur est perçu comme étant davantage qu'une marchandise. Il s'inscrit dans le patrimoine culturel et l'infrastructure de recherche d'une société. Par conséquent, il représente un bien public et, au moins dans une certaine mesure, une responsabilité publique. Il est considéré comme un moyen d'accès et de mobilité sociale pour les catégories défavorisées de la population. Et dans les pays en développement, il est envisagé comme un élément central de l'édification nationale. Selon les opposants à l'AGCS, l'enseignement supérieur est beaucoup plus qu'une marchandise négociable subissant les caprices d'un marché international. »