Back to top

Les Archives du Bulletin de l'ACPPU, 1992-2016

novembre 2012

Trop peu de progrès depuis la tuerie de Montréal

Par Wayne Peters
La proximité du mois de décem­bre me remet en mémoire la journée fatidique du 6 décembre et m’invite à réfléchir à sa signification. Désigné la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes, le 6 décembre marque l’anniversaire de l’assassinat, en 1989, de 14 femmes à une école de génie à Montréal. Ce jour est aussi l’occasion pour chacun d’entre nous de renouveler notre engagement à agir pour met­tre un terme à la violence envers les femmes et les filles.

En ce jour de décembre il y a 23 ans, je venais d’entreprendre des travaux de recherche dans le cadre de mes études de troisième cycle en génie mécanique à l’Université du Nouveau-Brunswick. Si je me souviens bien, presque tous les étudiants inscrits à ce programme étaient des hommes et aucune femme n’enseignait dans ce département. Telle était la réalité dans la plupart des départements de génie à cette époque, en particulier dans le domaine du génie mécanique.

En réfléchissant à ce jour-là et à ceux qui ont suivi, je ne me souviens pas que les événements qui se déroulaient à Montréal aient suscité de grandes discussions ou causé beaucoup d’émoi. Certes, tous étaient en état de choc et horrifiés, mais, à plus de 500 kilomètres des lieux du drame, les étudiants diplômés de notre école de génie n’avaient pas l’impression de courir un quelconque danger. Ce n’est que plus tard que j’ai pris con­s­cience de toute l’ampleur de la tragédie.

Aujourd’hui, je comprends les raisons de ma réaction, et de celle de mes collègues. Mon département, comme de nombreux autres départements de génie dans les universités canadiennes, était essentiellement un monde d’hommes. Consciemment ou inconsciemment, j’étais alors un privilégié, en situation de pouvoir. J’étais un homme dans une faculté dominée par les hommes et à la veille d’exercer une profession habituellement réservée aux hommes. J’étais à mille lieues des sombres événements de ce jour-là et du sentiment de crainte ressenti par tant de gens, dans le milieu académique, mais aussi dans le pays tout entier.

Les actes de violence commis en ce jour contre des femmes simplement du fait de leur sexe sont certainement des gestes inoubliables, et qui ne doivent surtout pas être effacés de la mémoire individuelle et collective. La violence envers les femmes et les filles étaient à cette époque — et l’est toujours — un problème fondamental et un sujet de honte immense dans notre société. Chaque jour qui passe, des femmes et des filles sont victimes de violence familiale et d’agressions sexuelles.

Selon le YWCA, plus de 100 000 femmes et enfants doivent, chaque année, quitter un foyer violent et trouver refuge dans des centres d’hébergement. La situation des femmes appartenant à des groupes marginalisés est particulièrement grave. Le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada nous informe que le risque de subir de la violence est jusqu’à dix fois plus grand pour les femmes handicapées que pour les autres femmes. Dans le cadre du programme de recherche « Soeurs par l’esprit », l’Association des femmes autochtones du Canada a pu documenter 582 cas de femmes autochtones disparues ou assassinées avant que le gouvernement fédéral coupe les vivres au programme en 2010.

Malgré des statistiques aussi renversantes, le Canada n’a aucun plan d’action national pour mettre fin à la violence envers les femmes et les filles, et supprime le financement de plus en plus d’organismes voués à la défense des droits des femmes et des personnes les plus vulnérables au Canada.

Dans sa déclaration annuelle pour la journée du 6 décembre (voir à la page A8), l’ACPPU donne aux associations de personnel académi­que et à leurs membres des suggestions de mesures concrètes qui peuvent contribuer à éliminer la violence fondée sur le sexe au Canada. J’encourage chacune de nos associations à publier une déclaration personnelle et à mettre en application au moins une de nos suggestions.

En ce jour de décembre 1989, Marc Lépine est devenu l’incarnation de la misogynie et de la rage envers les femmes. Ses gestes ont insufflé au mouvement féministe du Canada une énergie nouvelle pour lutter contre la violence faite aux femmes. Cependant, le choix particulier de ses victimes — des étudiantes en génie qui, selon lui, s’appropriaient indûment une place dans une profession qui aurait dû être l’apanage des hommes — devrait aussi être matière à réflexion pour le milieu académique.

Trois mois avant la tragédie, en septembre 1989, près de 33 000 étudiants s’étaient inscrits aux programmes de premier cycle en génie offerts dans l’ensemble du Canada. Dans son rapport sur les inscriptions en génie publié en 1990, l’organisme Ingénieurs Canada a mis en lumière le fait que seulement 13 % des étudiants inscrits en génie étaient des femmes. Ce pourcentage était bien inférieur au taux de représentation des femmes dans le milieu universitaire (un peu plus de 50 %), et dans des disciplines comme l’éducation (plus de 70 %). En outre, un an plus tard, Statisti­que Canada a recensé à peine plus de 3 300 professeurs pour dispenser ces programmes. Les femmes formaient une fraction minime, moins de 2 %, du corps professoral. Dans les universités canadiennes considérées globalement, elles représentaient seulement 20 % des professeurs à cette époque.

Dans un rapport beaucoup plus récent, qui date de 2010-2011, Ingénieurs Canada a indiqué que les inscriptions féminines dans les établissements d’enseignement du génie constituent maintenant presque 18 % du nombre total d’inscriptions. Les proportions les plus élevées se trouvent dans les programmes suivants : génie de l’environnement (39,7 %), génie des biosystèmes (38,9 %), génie géologique (36,9 %) et génie chimi­que (33,5 %). Les programmes de génie électrique, de génie mécani­que et de génie logiciel attirent moins les femmes, avec des taux d’inscription respectifs de 12,7 %, 10,4 % et 9,7 %.

En ce qui a trait aux autres facul­tés, les données du Système d’information sur les étudiants postsecondaires de Statistique Canada révèlent qu’en 2008, les femmes représentaient plus de 60 % de la totalité des diplômés universitaires, toutes disciplines confondues. Les sciences humaines, les sciences sociales et comportementales ainsi que les sciences de l’éducation rempor­tent la palme chez les femmes, avec des taux d’inscription de 64,3 %, 67,0 % et 76,1 % respectivement.

Dans son portrait du corps professoral en 2010-2011, Ingénieurs Canada établit à 11 % la proportion de professeures de génie au Canada. À titre comparatif, pour la même année, l’ACPPU indique dans son Almanach que le pourcentage de professeures s’élevait à 57,4 % en éducation, 44,2 % en sciences humaines, 41,0 % en sciences sociales et comportementales, 35,9 % en gestion, 23,3 % en sciences physiques et naturelles, et 20,4 % en mathématiques et informatique.

Il n’existe aucune réponse simple à la question de savoir pourquoi les femmes ne manifestent pas plus d’intérêt pour la profession d’ingénieur, ou pour l’enseignement du génie ou d’autres disciplines faisant partie des sciences exactes. L’ACPPU et ses associations membres doivent toutefois réfléchir sérieusement à l’iniquité de la représentation selon le sexe dans l’ensemble des disciplines. Quels sont les obstacles et les attitudes qui, actuellement, empêchent les femmes de participer? Et plus particulièrement, les femmes issues de groupes marginalisés? Faisons-nous tout ce qu’il est possible de faire pour créer un milieu académique équitable?

Il ne suffit pas d’attendre patiemment que les femmes s’adaptent aux structures en place. Au contraire, nous devons faire en sorte que nos établissements ouvrent grand leurs portes à tous, hommes, femmes et membres des groupes marginalisés; que les obstacles à la participation soient éliminés; et que ces progrès ne s’accompagnent pas d’une perte des garanties et des droits. Les associations de personnel académi­que sont les mieux placées pour se rapprocher le plus possible de ces objectifs, grâce à la négociation collective et à d’autres mécanismes.

L’excellent travail accompli au fil des ans a été à l’origine de grands progrès, mais il n’est jamais inutile de se rappeler qu’il reste bien des choses à faire pour que nos institutions soient inclusives, équitables et sûres pour tous les membres du personnel académique.