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Les Archives du Bulletin de l'ACPPU, 1992-2016

janvier 2014

Les universités grandes ouvertes au monde des affaires

Par Wayne Peters
Dans leurs collaborations avec les gouvernements, l’industrie et les donateurs privés, nos universités abdiquent leur intégrité et ébranlent les principes académiques fondamentaux que sont l’autono­mie de l’établissement d’enseignement et la liberté académique. Telle est la sombre conclusion du rapport publié dernièrement par l’ACPPU sous le titre Ouvertes au monde des affaires : à quelles conditions?

Le rapport se penche sur douze accords de collaboration portant sur l’établissement de programmes de recherche et d’enseignement, et évalue dans quelle mesure ils protègent les principes fondamentaux du milieu académique. Malheureusement, peu d’accords le font de manière satisfaisante. Le rapport brosse un tableau inquiétant. Plusieurs « anomalies » sont courantes : défaut de protéger la liberté académique, encadrement exagéré des droits de publi­cation, abandon de la mainmise sur les questions académiques, divulgation facultative des conflits d’intérêts. Dans la majorité des collaborations jugées déficientes, les documents pertinents n’ont jamais été communiqués aux communautés universitaires concernées, ni au grand public. Même la décision de s’engager dans un projet de collaboration a été prise sans con­sulter la communauté et les organes de gouvernance de l’université.

Les universités sont perçues comme des forces dynamiques au service du bien commun. Lieux de création et de diffusion du savoir, elles contribuent à l’essor social, culturel, politique et économique de la collectivité. Elles favorisent l’épanouissement d’une population instruite et capable de penser par elle-même, qui est un des piliers d’une société civile démocratique.

L’autonomie institutionnelle et la liberté académique sont au coeur de l’intégrité de nos établissements d’enseignement postsecondaire publics. Ces derniers doivent définir leur orientation académique sans subir aucune influence externe. De plus, ils doivent créer un contexte dans lequel les membres du personnel académique peuvent exercer leurs activités d’enseignement, de recherche et d’érudition sans entraves. Essentiellement, l’intégrité d’une université se mesure à la profondeur de son engagement à préserver ces principes de base.

Ce n’est évidemment pas d’aujourd’hui que les milieux politiques, les corps religieux, les entreprises privées et les groupes d’intérêt spéciaux cherchent à influencer les établissements d’enseignement supérieur dans leurs décisions, leurs programmes d’enseignement, leurs projets de recherche et leurs travaux d’érudition. Malheureusement, des établissements ont aussi créé des précédents en cédant, souvent de leur plein gré, à cette influence inappropriée. L’autonomie et la liberté académiques en sortent toujours affaiblies; l’intégrité de l’établissement et la confiance du public, essentielles à la communauté académique, sont irrémédiablement compromises.

Comme l’indique le rapport Ouvertes au monde des affaires, les gouvernements, l’industrie et les donateurs privés montrent un intérêt grandissant pour des collaborations avec les universités qui ciblent la création et le financement de programmes de recherche ou d’enseignement. Confrontés au manque chronique de ressources financières allouées par l’État au système d’enseignement postsecondaire au Canada, de nombreux administrateurs d’université voient dans ces partenariats des solutions immédiates pour compenser le désinvestissement des pouvoirs publics.

Ces dernières années, l’ACPPU, appuyée par ses associations membres, est intervenue auprès de plusieurs universités canadiennes où elle jugeait que pareilles collaborations mettaient en péril l’autonomie institutionnelle et la liberté académique. La situation était particulièrement sérieuse à l’Univer­sité York, où Jim Balsillie, par l’entremise du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (un groupe de réflexion qu’il avait lui-même fondé), souhaitait s’associer à l’école de droit Osgoode Hall pour mettre en place un programme de droit international financé à hauteur de 30 millions de dollars. L’Université a fini par abandonner ce projet, vaincue par l’opposition déclarée des professeurs de droit, mais aussi de leurs collègues d’autres disciplines.

Des douze collaborations examinées par l’ACPPU, sept sont des projets de recherche financés par l’industrie et exécutés par l’université, et cinq sont des programmes d’enseignement financés en partie par de généreux donateurs ou par des entreprises. Par exemple, le Centre for Oil Sands Innovation à l’Université de l’Alberta est un centre de recherche pourvu d’un fonds de dotation de plus de 10 millions de dollars sur cinq ans provenant principalement de L’Impériale et du gouvernement de l’Alberta. L’accord de financement confère la mainmise sur les domaines de recherche et l’orientation du Centre aux partenaires financiers externes. Il prévoit spécifiquement que le Centre « concentre ses efforts sur des domaines d’intérêt stratégique pour L’Impériale ». Il ne contient aucune mention de la protection de la liberté académique et ne fait pas non plus état de l’instauration d’un processus indépendant et impartial d’examen par les pairs pour l’octroi de subventions.

Ce n’est évidemment pas la notion même de collaboration qui est au centre des préoc­cupations exprimées par l’ACPPU dans son rapport. Les collaborations entre les universités et des tiers peuvent servir à faire avancer l’enseignement, la recherche et l’érudition. Que les partenaires ou donateurs privés veuillent également y trouver leur compte ne devrait surprendre personne. Mais il y a lieu de s’étonner qu’au moment d’apposer leur signature sur un accord de collaboration, les administrateurs de tant d’universités n’aient pas songé à protéger les principes académiques fondamentaux que sont l’autonomie institutionnelle et la liberté académique.

Outre l’analyse de ces accords de collaboration, le rapport Ouvertes au monde des affaires énonce aussi en annexe divers principes qui permettent de protéger l’intégrité académi­que et l’intérêt public, et qui devraient faire partie intégrante de tout accord. Ces principes ont été établis et approuvés par le Conseil de l’ACPPU en avril 2012. De manière générale, ils touchent à la protection de l’intégrité et de la liberté académiques ainsi que de l’autonomie de l’établissement d’enseignement; à un engagement à échanger librement et ouvertement des idées; à la protection contre les conflits d’intérêts; au maintien d’une transparence; et à l’attribution au personnel académique d’un rôle central dans la prise de décisions.

L’ACPPU pense que les universités doivent faire preuve de transparence dans la négociation de leurs collaborations et protéger les idéaux mêmes sur lesquels s’appuient leur réputation et leur crédibilité auprès du public. À défaut des administrateurs d’y parvenir, nos établissements d’enseignement deviendront des institutions moins essentielles et pertinentes pour la société, et failliront à leur mission de contribuer au bien commun.