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Les Archives du Bulletin de l'ACPPU, 1992-2016

mars 2015

La Cour suprême prend fait et cause pour les droits des travailleurs

Dans une décision historique, la Cour suprême du Canada a statué le 30 janvier que le droit de grève jouit de la protection constitutionnelle. Selon le jugement 5-2 Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, la loi de la Saskatchewan sur les services essentiels interdisant unilatéralement aux employés « qui assurent des services essentiels » de prendre part à une grève contrevient à des droits protégés par la Charte.

Ce jugement est salué comme une victoire pour les droits des travailleurs. « Bien que la grève soit toujours une mesure de dernier ressort, il est fondamentalement important que les travailleurs puissent cesser collectivement d’offrir leurs services pour assurer des négociations justes et équitables », a déclaré Robin Vose, président de l’ACPPU. « L’affirmation de la constitutionnalité de leur liberté d’association marque vraiment un grand jour pour l’ensemble des travailleurs canadiens. »

La Saskatchewan Federation of Labour déclenchait cette longue bataille juridique en 2008, en contestant la constitutionnalité de la loi limitant le droit de grève adoptée par le gouvernement de la Saskatchewan. Concluant à l’invalidité de la loi, le juge de première instance statuait que le droit de grève est une liberté fondamentale protégée par l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés. Le gouvernement a interjeté appel, et la Cour d’appel de la Saskatchewan a infirmé la décision et confirmé la loi. La Cour suprême vient donc de casser le jugement de la Cour d’appel et de rétablir la décision de première instance.

La Cour suprême s’écarte ainsi de ses jugements des années 1980 selon lesquels la négociation collective et le droit de grève n’étaient pas protégés par la Charte. Devant les assauts de plus en plus massifs des gouvernements sur le processus de négociation collective, le tribunal a cheminé au fil des ans vers une reconnaissance accrue des droits des travailleurs.

La juge Rosalie Abella, dans le jugement majoritaire de la Cour suprême, fait un tour d’horizon historique de la jurisprudence, à partir des ouvriers qui devaient purement et simplement déposer leurs outils pour forcer l’employeur à les traiter équitablement. Le droit de grève a été enchâssé dans la législation du travail qui a vu le jour en Amérique du Nord au 20e siècle. En remontant ainsi dans le temps, le tribunal souligne que le droit de grève est non seulement prévu par la loi, mais qu’il a aussi un caractère historique et qu’il est essentiel à la poursuite d’objectifs liés au travail par les travailleurs. Selon la Cour, l’histoire de l’action collective démontre que sans droit de grève, le processus de négociation ne peut être égalitaire.

La Cour déclare en outre que l’affirmation de l’autonomie des travailleurs par la voie de la négociation collective dépasse les questions liées au travail en protégeant d’importantes valeurs comme « la dignité humaine, l’égalité, la liberté, le respect de l’autonomie de la personne et la mise en valeur de la démocratie ». Elle constate qu’« un consensus se dégage à l’échelle internationale » en ce qui concerne la nécessité du droit de grève pour une négociation collective véritable.

Une loi qui limite le droit de grève viole les droits des travailleurs protégés par la Charte dans la mesure où elle entrave substantiellement la négociation collective, soutient encore la Cour. Une restriction au droit de grève n’est confirmée que si elle est justifiée par le gouvernement. Certaines restrictions au droit de grève le seront : un gouvernement peut notamment limiter le droit de grève de certains employés afin d’assurer la prestation ininterrompue de services qui sont véritablement essentiels pour la société.

Cette décision aura des répercussions partout au pays. Les gouvernements devront minimalement tenir compte des droits de grève et de négociation collective protégés par la Charte avant d’adopter de larges mesures législatives pour forcer le retour au travail ou pour assurer les services essentiels, ou des lois mettant fin à des arrêts de travail sans prévoir de processus équitable de règlement des différends. Toutes ces lois devront désormais résister à un examen fondé sur la Charte apte à déterminer si elles entravent substantiellement le droit de négocier.

La Cour précise que cet examen sera de déterminer si, dans un cas donné, il y a entrave aux droits des travailleurs, non pas aux intérêts non contestés de l’employeur comme le soutiennent dans leurs motifs les deux juges dissidents.

La juge Abella écrit : « Soit dit en tout respect, en tenant essentiellement pour équivalents le pouvoir des salariés et celui des employeurs, ils méconnaissent la réalité des relations de travail et font abstraction du déséquilibre fondamental des forces en présence que la législation moderne du travail s’est toujours efforcée de corriger. Cela nous ramène inexorablement au sophisme aphoristique d’Anatole France : ‘La loi, dans un grand souci d’égalité, interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain’ ».