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Les Archives du Bulletin de l'ACPPU, 1992-2016

février 2016

Le côté sombre des mentions d’avertissement

Pour Rani Neutill, une universitaire féministe intervenant auprès de victimes d’agression sexuelle, les mentions d’avertissement ont leur utilité, mais pas partout. D’accord pour les services d’aide et les sites de discussion en ligne, mais assurément pas dans les universités.

Mme Neutill y a eu elle-même recours quand elle était chargée de cours à forfait. Mais elle a fini par délaisser l’enseignement à cause d’elles.

« Il faut protéger les étudiants contre la violence et la discrimination dans les salles de classe », déclare-t-elle. « Mais ils sont aussi là pour apprendre. La salle de classe ne peut être un lieu de rectitude intellectuelle. »

Déjà fragilisée par ses allégeances féministes et son statut de professeure contractuelle, Mme Neutill a craint de perdre son emploi à la suite de plaintes d’étudiants sur les avertissements précédant la présentation de son cours sur le sexe et le cinéma.

Les mentions d’avertissement sont monnaie courante dans les blogues féministes et d’autres médias sociaux. Elles visent à atténuer l’impact émotionnel des sujets délicats. Pas facile, toutefois, de prévoir, ou de maîtriser, les réactions émotionnelles des étudiants.

Aux États-Unis, le débat fait rage depuis quelques années sur les campus. La position de l’American Association of University Professors est claire : les mentions d’avertissement sont « infantilisantes et anti-intellectuelles », et attirent l’attention particulièrement sur des « sujets politiquement chargés comme le sexe, la race, la classe, le capitalisme et le colonialisme. »

C’est aussi l’avis d’Annette Burfoot, du Comité de direction de l’ACPPU. Elle s’inquiète de l’influence que peut avoir ce débat chez notre voisin sur l’éducation supérieure au Canada. Si elle n’a connaissance d’aucun mouvement de pression pour rendre les mentions d’avertissement obligatoires, Mme Burfoot constate que, dans les disciplines les plus controversées, les professeurs font preuve de retenue.

« L’effet est plus subtil au Canada et touche particulièrement les membres du personnel académi­que contractuel  », affirme-t-elle. « Ceux-ci en viennent à pratiquer une forme d’autocensure, en étant moins enclins à enseigner les matières plus contestées. Ils ne veulent pas prêter le flanc à la critique et se retrouver au chômage. »

Dans ce contexte, la « culture du clientélisme » prend graduellement le pas sur la liberté académique, selon Mme Burfoot.

« Je suis inquiète à l’idée qu’un professeur contractuel pourrait être moins disposé à enseigner des matières controversées par crainte des représailles des étudiants », ajoute-t-elle. « Qu’est-ce que cela dit sur les connaissances auxquelles les étudiants sont exposés? »

Mme Neutill établit un lien entre le problème des mentions d’avertissement et le climat d’insécurité dans le milieu académique, et la tendance grandissante à considérer l’éducation comme un produit de consommation.

C’était écrit dans le ciel. Un jour, Mme Neutill a présenté des vidéos dérangeantes dans son cours, les voyant comme un outil pédagogique pour donner la dimension historique du sujet. Elle a naturellement reproduit le protocole d’avertissement appliqué dans ses activités de prévention des agressions sexuelles.

Elle s’est ensuite aperçue que les mentions d’avertissement suscitaient des attentes problématiques. « Les étudiants ont commencé à me donner des instructions précises sur la manière d’enseigner et sur l’utilisation des mentions d’avertissement », dit-elle.

Accusée de présenter délibérément des contenus susceptibles de traumatiser les étudiants, elle a appréhendé de perdre son emploi.

« À la fin, au lieu de me fier à mon jugement sur la pertinence ou non de certains contenus, je demandais l’avis de chaque étudiant. »

« Il m’est apparu que les mentions d’avertissement amenaient les étudiants à penser qu’ils pouvaient être à l’abri des sujets difficiles. » Elle ne pouvait certainement pas le leur garantir, vu la nature du cours.

Selon Mme Burfoot, la conception du curriculum ne relève pas des étudiants. « Les étudiants peuvent se plaindre de la présentation du contenu, et il existe des mécanismes à cet effet, mais les professeurs ne peuvent cesser d’aborder les sujets difficiles, parce que cela constituerait une atteinte à leur liberté académique », soutient-elle.

Même avertis, les étudiants de la classe de Mme Neutill ont été bouleversés par les vidéos. « Leur réaction semblait tenir davantage du refus d’apprendre et de sortir de leur zone de confort », selon elle.

Mme Neutill se sentait doublement vulnérable : d’abord en raison de son statut professionnel pré­caire, puis de la possibilité d’être l’objet d’une plainte en vertu du titre IX.

Le titre IX est une loi fédérale américaine interdisant la discrimination sexuelle dans les programmes d’éducation subventionnés par le gouvernement fédéral. Adopté à l’origine pour promouvoir l’équité dans les programmes sportifs et contrer la violence sexu­elle, il aurait été appliqué dernièrement sur des bases différentes à des membres du personnel académique.

En 2015, Laura Kipnis, une éminente critique culturelle qui écrit sur le pouvoir dans les relations entre les sexes, a fait l’objet d’une plainte d’un étudiant en vertu du titre IX concernant son article sur la paranoïa sexuelle dans le milieu académique publié dans Chronicle of Higher Education.

« Les professeurs féministes ont maintenant deux épées de Damoclès au-dessus de leur tête : les mentions d’avertissement et le titre IX », affirme Mme Neutill.

Mme Burfoot compare le titre IX aux États-Unis avec l’adoption galopante au Canada de politiques sur le respect au travail. Ces politiques portent tout autant atteinte à la liberté académique, surtout celle des professeurs spécialisés dans des disciplines controversées.

Malgré ses déboires, Mme Neutill appuie encore l’utilisation de mentions d’avertissement hors du milieu académique.

« Dans des espaces comme les médias sociaux, j’accepte qu’une mention d’avertissement accompagne les contenus qui pourraient être traumatisants, parce que ces espaces n’ont pas une mission éducative », précise-t-elle. « À l’inverse, un étudiant à l’université est conscient des thèmes abordés dans son choix de cours. L’université est un lieu d’apprentissage où la liberté académique a priorité. »