Une préoccupation globale
La privatisation, la diversification et la précarisation sont trois tendances qui bouleversent actuellement le secteur de l’éducation supérieure à l’échelle mondiale. Voilà le constat qu’ont dressé les intervenants à la Conférence mondiale de l’UNESCO sur l’enseignement supérieur qui s’est tenue cet été à Paris. Ministres, chefs d’État et représentants de l’OCDE, de la Banque mondiale, d’ONG et de mouvements étudiants s’y sont réunis pour réfléchir sur l’état de l’enseignement supérieur dans le monde entier. Le directeur général associé de l’ACPPU, David Robinson, et moi faisions partie de la délégation de l’Internationale de l’Éducation.
Les conférenciers, tour à tour, nous ont rappelé que nous sommes au coeur d’une révolution motivée par une explosion de la demande d’éducation qui, amorcée il y a un demi-siècle en Amérique du Nord, a néanmoins continué de s’accélérer ces dix dernières années en Inde, en Chine, en Asie de l’Est et en Amérique latine. On compte à l’heure actuelle plus de 150 millions d’étudiants dans les établissements postsecondaires du monde entier, un chiffre en hausse de 53 % depuis l’an 2000.
Alors que la demande exponentielle d’éducation supérieure excède la capacité et la volonté d’investissement des gouvernements, ceux-ci réduisent le niveau de financement par étudiant, accentuent la différenciation des établissements d’enseignement selon leur statut et leur mandat et accroissent le recours à du personnel enseignant contractuel et à court terme. La privatisation fait son entrée à un moment où les établissements postsecondaires dans le monde entier sont en quête de ressources financières. La recherche de sources de financement extérieur pousse également ces institutions à recruter des étudiants étrangers et à implanter des campus satellites et des antennes délocalisées.
Pour l’Australie et les pays riches de l’Amérique du Nord et de l’Europe de l’Ouest, le recrutement international est une importante source de revenu, car cette forme de mondialisation se traduit par l’envoi à l’étranger de plus de 2,5 millions d’étudiants. Mais, dans le même temps, elle provoque un exode des enseignants qualifiés qui afflige les pays pauvres et en développement.
L’enseignement supérieur est sur le point de devenir l’une des professions les plus précaires dans le monde, touchée comme aucune autre, hormis peut-être le commerce de détail. Le personnel académique engagé à durée déterminée représente la majorité des enseignants du secteur postsecondaire dans de nombreux pays, cette proportion atteignant jusqu’à 80 % en Amérique latine. La précarisation de la profession a conduit à la dégradation des conditions de travail, à la détérioration des salaires et à l’affaiblissement des compétences du personnel académique.
Par ailleurs, ce qui est encore plus inquiétant, c’est que le personnel académique sous contrat à durée déterminée ne bénéficie pas de la liberté académique. Ainsi, pour régler le cas d’un employé « en défaut » nommé à un poste sans titularisation, il suffit simplement de ne pas renouveler son contrat. L’enseignement supérieur ne peut remplir la mission qui lui incombe de contribuer au progrès de la connaissance si le personnel de ce secteur ne dispose pas de la liberté académique.
La privatisation est fondée sur l’idée d’une moindre dépendance des institutions publiques envers l’État, mais aussi d’une croissance rapide des établissements d’enseignement privés. De façon générale, les établissements privés recrutent environ 30 % des étudiants et, dans certains pays, les options offertes par le secteur de l’éducation privé l’emportent sur celles du secteur public.
Les orateurs de la conférence ont fait valoir que la recherche, en raison de ses coûts de plus en plus élevés, doit générer des gains d’efficience réalisés au mieux par la centralisation et la différenciation, et que l’on observe à l’échelle mondiale une tendance à affecter davantage de ressources à un petit groupe d’établissements de recherche élitaires pendant que d’autres écoles se concentrent sur l’enseignement des programmes de premier cycle.
Je me suis rendue à la conférence de l’UNESCO sans véritable a priori sur le paysage international de l’enseignement postsecondaire. Et bon nombre de ces tendances semblent passablement lointaines — après tout, l’éducation supérieure au Canada a été laissée relativement intacte par rapport à la restructuration radicale des systèmes opérée au Royaume-Uni et en Australie. Quoi qu’il en soit, les forces à l’oeuvre sont authentiquement internationales. Les tendances internationales posent des défis de taille pour la qualité et l’accessibilité de l’éducation supérieure, l’intégrité de la profession universitaire et la liberté académique, enjeux dont notre pays n’est pas à l’abri.
Au Canada, la tendance la plus manifeste est la précarisation croissante du personnel enseignant dans l’ensemble des établissements canadiens. Bien que les établissements postsecondaires privés n’aient joué qu’un rôle limité au Canada ces dernières années, un petit nombre d’universités ont formé des partenariats avec des sociétés multinationales à vocation commerciale telles que Navitas, qui offre un programme de transition à l’intention des étudiants étrangers de qui elle exige des droits d’inscription exorbitants qu’elle partage avec les universités hôtes. L’internationalisation nous pousse à faire en sorte que le personnel académique des campus satellites des universités canadiennes puisse jouir de conditions de travail justes et de la liberté académique. Nous devons collaborer à l’échelle internationale afin de limiter les répercussions de l’exode des meilleurs étudiants et enseignants qui affecte de nombreux pays.
Le régime canadien d’éducation postsecondaire est pour le moment relativement peu touché par la différenciation, toutes les provinces comptant des universités et des collèges qui offrent des programmes complets à tous les cycles. Mais la tendance mondiale émergente se profile également au Canada. Les fonds de recherche octroyés par les organismes subventionnaires, le Programme de chaires de recherche du Canada et maintenant le Programme des chaires d’excellence en recherche du Canada sont alloués à un nombre restreint d’universités au pays.
Dans les numéros des 22 et 28 juillet dernier du magazine Macleans, le journaliste Paul Wells décrit, à partir des entrevues menées avec les recteurs des cinq plus grandes universités canadiennes (Colombie-Britannique, Alberta, Toronto, McGill et Montréal — le groupe dit G5), comment ces derniers s’entendent de manière intéressée pour dire que le Canada doit absolument, s’il veut être « mondialement renommé », concentrer ses ressources de recherche dans quelques établissements et reconfigurer les autres universités de sorte qu’elles se consacrent principalement à l’enseignement au premier cycle.
Pour faire échec à la centralisation, à la privatisation et à l’industrialisation de l’éducation supérieure, il faut s’employer à défendre les intérêts qui nous sont propres en tant qu’enseignants et chercheurs, tout en considérant l’importance de la diversité et en mettant en garde contre les risques associés à la spécialisation et à la monopolisation de la production du savoir, et contre le danger de faire de l’enseignement dispensé au premier cycle un système d’apprentissage par coeur de compétences déterminées, mesurées. Mais nous avons également une responsabilité auprès de la communauté internationale. Nous devons mieux comprendre le rôle que nous devons jouer dans un système mondial qui se privatise rapidement, et nous devons agir tant sur le plan national qu’international.
La création de coalitions internationales est l’une des stratégies à privilégier. Dans ce sens, l’ACPPU est récemment devenue, avec d’autres syndicats de personnel académique du monde entier, signataire de la coalition Challenging the Global Market in Education, laquelle vise à protéger les conditions de tra-vail du personnel académique des campus satellites et des antennes délocalisées.