Il est de pratique courante, dans le milieu académique, d’établir une distinction nette et tranchée entre le travail à temps plein et celui à temps partiel. Or, à son assemblée du mois dernier, le Conseil de l’ACPPU a reçu une motion qui nous met au défi de repenser cette nomenclature. Soumise par la section locale 3902 du SCFP à l’Université de Toronto, cette motion appelle l’ACPPU à remplacer dans ses politiques, clauses modèles et communications les termes « à temps partiel » et « à temps plein » par les termes « permanent » et « contractuel » pour désigner le personnel académique.
La professeure Leslie Jermyn, l’une des auteurs de la motion, siège au comité consultatif du personnel académique contractuel, qui rend compte au Comité de direction de l’ACPPU, et représente les membres de l’unité 3 du SCFP 3902. Elle a constaté, lors des conférences et des autres manifestations organisées par l’ACPPU, que les membres du corps professoral étaient couramment désignés comme étant à temps plein ou à temps partiel comme si ces catégories rendaient bien compte de la réalité du travail académique actuel. En fait, soutient-elle, si le terme « à temps plein » peut encore s’appliquer à une catégorie de titulaires de postes menant à la permanence et de postes contractuels à temps plein, il est trompeur de décrire le reste des effectifs — la main-d’oeuvre occasionnelle de plus en plus nombreuse — comme étant « à temps partiel ».
« Le poste que j’occupe ne s’apparente en rien à un travail à temps partiel », affirme la professeure Jermyn, qui donne régulièrement trois ou quatre cours d’anthropologie d’une durée d’un an, pour la plupart à l’Université de Toronto. Elle enseigne sous contrat depuis qu’elle a obtenu son doctorat il y a 15 ans. Bien que son syndicat ait réussi à négocier plusieurs mesures de protection, Leslie doit tous les ans reposer sa candidature aux cours qu’elle dispense, et c’est sans compter le flot d’atteintes à la dignité, petites et grandes, qui sont associées au statut de « précaire ».
Elle dispose « dans la mesure du possible » d’un espace de travail, elle reçoit peu d’aide, voire aucune, pour la préparation de ses cours ou l’encadrement de ses étudiants, elle bénéficie d’une sécurité d’emploi et d’avantages sociaux limités, et, c’est là sans doute l’élément le plus important, son salaire lui permet à peine de joindre les deux bouts. Et par surcroît, comme elle enseigne toute l’année, elle doit renoncer aux vacances.
Le personnel académique précarisé est en outre vulnérable aux vicissitudes du marché de l’éducation. Un certain nombre d’universités, y compris celle où Leslie travaille, ont annoncé récemment qu’elles allaient mettre fin à des programmes de langues, dont bon nombre des cours sont dispensés par des professeurs contractuels. Malgré sa lourde charge d’enseignement, Leslie poursuit assidûment ses activités de recherche, d’érudition et de service et consacre ainsi la plus grande partie de sa vie à son travail. Faut-il alors s’étonner que les récentes études sur la conciliation travail-vie mettent en évidence le lourd tribut que payent les membres du personnel académique contractuel par le biais du stress et de problèmes de santé.
La longue carrière de Leslie au rang de professeure contractuelle est assez représentative de celle que poursuit le personnel académique de plus en plus précarisé au Canada et dans le reste du monde. Cette année, plus de 75 % des postes académiques pourvus dans les établissements d’enseignement américains ne mènent pas à la permanence. Ce pourcentage avoisine les 80 % dans le monde entier et atteint 50 % dans les plus grandes universités canadiennes. À l’instar de Leslie, les nombreuses personnes qui sont arrivées sur le marché du travail au début des années 1990 comptaient pouvoir postuler des postes conduisant à la permanence une fois que la cohorte des professeurs embauchés dans la seconde partie de la décennie 1960 partiraient à la retraite.
Mais c’était sans prévoir le mouvement de restructuration qui s’opérerait à l’échelle internationale dans le secteur de l’éducation supérieure à mesure que les gouvernements engagés sur la voie du néolibéralisme intégreraient des modèles d’entreprises dans les universités et les collèges tout en réduisant les dépenses par étudiant. Cette restructuration ne s’est pas faite systématiquement, pas plus qu’elle n’a été la conséquence inévitable de ralentissements économiques ou d’une bataille perdue face au financement public des soins de santé. Elle était plutôt annonciatrice d’une nouvelle orientation stratégique pour les gouvernements.
La précarisation est en train de saper les bases mêmes de la profession académique en créant une main-d’oeuvre à deux paliers où une minorité exerce tous les volets du véritable travail académique et la majorité précarisée dispense la plus grande partie de l’enseignement au premier cycle. Dans certaines provinces, on songe même à passer à l’étape ultérieure dans la création d’établissements consacrés exclusivement à l’enseignement. La vague de précarisation menace aussi la liberté académique, pourtant considérée depuis longtemps comme tributaire de la sécurité d’emploi.
À une certaine époque, nous aurions pu nous en remettre aux instances collégiales comme les sénats des universités pour remédier à cette crise. Mais les sénats et les organes apparentés, de plus en plus dominés par les dirigeants de ces établissements, n’ont pas su contenir cette vague ni en prendre les conséquences au sérieux. Les associations de personnel académique ont commencé à faire face aux impondérables en cherchant à négocier la taille des effectifs académiques et les droits d’ancienneté.
L’ACPPU estime que les associations devraient négocier des besoins en effectifs qui permettent d’exécuter la gamme complète des fonctions académiques, quelle que soit la nature du poste occupé.
Selon Leslie Jermyn, pour s’attaquer à ces questions, il faudrait commencer par mettre un terme à la fiction que constitue le travail à temps partiel. Mais nous ne pouvons nous arrêter là. Les membres du personnel académique permanent doivent faire front commun avec leurs collègues contractuels, sans quoi ils assisteront au déclin de la profession tout entière. Nous devons presser nos syndicats, associations, employeurs et gouvernements de prendre la mesure réelle des coûts humains et économiques qu’entraîne la précarisation de la main-d’oeuvre. Nous devons également intégrer le personnel académique contractuel dans les rangs de la direction de nos associations et syndicats. C’est pourquoi, à cette fin, le Conseil de l’ACPPU
a voté en faveur de la création d’un nouveau comité permanent du personnel académique contractuel.