La théorie des dominos est un classique des faux raisonnements. La plupart du temps, ce genre d'argument est erroné et trompeur. Avons-nous toujours tort de l'invoquer cependant?
Selon des philosophes, dont Mary Warnock, cette théorie peut avoir de bonnes applications. Ils songent en particulier à des pratiques qui peuvent s'étendre, si elles ne sont pas vérifiées, à des cas de plus en plus inacceptables. Warnock cite l'exemple des recherches sur la reproduction humaine et le risque d'aller trop loin pour certaines formes de thérapie de reproduction ou d'intervention. Elle estime que la collectivité peut et devrait régler ce genre de choses. D'après elle, nous pouvons généralement empêcher un domino d'entraîner les autres dans une chute peu souhaitable.
En décembre, l'administration de l'Université de l'Île-du-Prince-Édouard a constaté que l'établissement ferait bientôt l'objet d'une vérification. Il ne s'agissait pas que d'une vérification routinière. Le vérificateur général de la province avait en effet été chargé de mener une vérification intégrée de l'université dans le but d'y appliquer une gamme complète d'indicateurs de rendement. Au cours des prochains mois, l'association des professeurs de l'université devra composer avec cette toute dernière application des indicateurs de rendement. Nous lui souhaitons bonne chance.
Penchons-nous toutefois sur la longue histoire des indicateurs de rendement au Canada. Ainsi, il y a sept ans, des indicateurs étaient appliqués bon gré mal gré à des collèges communautaires de la Colombie-Britannique. Au milieu des années 1990, l'Alberta a décidé de les appliquer à tous ses services publics, y compris les universités. Dès 1994, l'Ontario était déjà en avance dans ses projets d'implantation d'indicateurs de rendement en éducation. La Commission de l'enseignement supérieur des provinces maritimes a publié des rapports sur le même sujet, laissant entendre que les provinces se servaient des indicateurs de rendement pour prendre des décisions impopulaires à propos de compressions budgétaires et de fermetures d'universités.
Lorsque l'Université de l'Île-du-Prince-Édouard a découvert qu'elle joindrait les autres universités qui avaient déjà vécu l'expérience des indicateurs de rendement, elle a eu tôt fait de se rendre compte que presque une province sur deux les avaient essayés.
Pour certains, les indicateurs devraient être considérés comme un moyen de faire une sorte de recherche pratique : la recherche sur l'enseignement à l'université et au collège, la recherche sur les problèmes d'accès et de diffusion des connaissances, la recherche sur la façon de répartir équitablement le savoir. Ce n'est toutefois pas ainsi que les gouvernements provinciaux ont traité les indicateurs de rendement, que ce soit à l'Île-du-Prince-Édouard ou en Colombie-Britannique.
Au lieu de cela, on a généralement eu tendance à utiliser les indicateurs de rendement pour amoindrir l'autonomie des établissements d'enseignement. Ils servent à couvrir la réduction des deniers publics au titre de l'enseignement postsecondaire. Ils coûtent très cher à mettre au point et à administrer. De plus, ils deviennent un maigre substitut aux jugements pédagogique et politique qui sont ordinairement nécessaires dans les affaires humaines.
L'histoire des indicateurs de rendement dans l'enseignement supérieur au Canada évoque la théorie des dominos. Il se dégage quelque chose de la situation politique et sociale du Canada qui donne de plus en plus d'attrait aux indicateurs de rendement aux yeux des gouvernements fédéral et provinciaux.
Nous nous posons les mêmes questions lorsque nous nous arrêtons au phénomène de plus en plus répandu de la privatisation dans le secteur de l'enseignement postsecondaire. Est-ce que la théorie des dominos est à l'oeuvre aux universités de Toronto, Colombie-Britannique et Acadia, où la privatisation a pris dans chacune d'entre elles des formes de plus en plus inventives au cours des dernières années? Est-ce que tout a commencé par des décisions innocentes en apparence pour nommer des édifices et pour construire «inévitablement» en vue de la privatisation de programmes entiers de recherche et d'enseignement, pour augmenter radicalement les frais de scolarité et pour créer des fondations privées, pour limiter les idées sur la recherche et ses utilisations?
Il serait difficile de prétendre que les indicateurs de rendement et la privatisation sont ou étaient inévitables. Toutefois, même en posant la question, nous devenons plus vigilants et plus sensibles à leur effet négatif sur nos collèges et nos universités. Là où ces bouleversements ou d'autres semblables diminuent la collégialité dans la direction universitaire, il faudrait les nommer et y résister. Là où ils entraînent sournoisement la réduction du financement de l'éducation publique, il faudrait les attaquer. Là où ils érodent la liberté universitaire, dans le choix des sujets de recherche, l'évaluation des résultats de recherche et la liberté d'amener des résultats de recherche dans l'enseignement, il faudrait riposter avec toutes les armes de notre arsenal politique.
L'effet domino, et son cousin l'effet boule de neige, quand on y pense, sont utiles après tout. Nous ne nous dirigeons peut-être pas vers l'effondrement total, mais cela ne coûte pas cher de tâter le terrain ... juste au cas.