Au cours des cinq derniers mois, le corps universitaire de Carleton a servi de cobaye dans le débat sur le sens de la permanence dans les universités canadiennes. La décision, en décembre dernier, d'abolir plusieurs des programmes de langue et de littérature comportait la possibilité du licenciement de certains professeurs permanents en mai 1998. Face à cette menace, la Carleton University Academic Staff Association (CUASA) a dû relever son plus sérieux défi en 22 ans d'existence. J'ai le plaisir d'annoncer que le conflit s'est terminé par une entente satisfaisante. Voici un bref compte rendu des événements qui ont mené à l'entente et des leçons que nous en avons tirées.
La situation particulière de Carleton a rendu considérablement plus difficile la lutte de notre association contre la menace des licenciements. Un puissant cocktail de compressions gouvernementales, de baisse des effectifs étudiants, de projets importants avortés et de retraites anticipées coûteuses ont creusé le déficit accumulé de l'université. Tous les universitaires étaient conscients de la gravité des problèmes financiers de Carleton et, pour nombre d'entre eux, les licenciements étaient inévitables.
De plus, nous vivions encore une lune de miel avec le nouveau recteur, Richard van Loon, un homme déterminé et capable. Il avait hérité d'un sérieux problème financier et la manière dont il s'en était occupé, lui avait valu, à juste titre, beaucoup de sympathie. Le recteur a convaincu le conseil d'administration d'endosser un plan de relance à long terme qui lui mérite, ainsi qu'à son administration, des éloges. Ce plan de relance, toutefois, exigeait rien de moins qu'un déficit ramené à zéro pour l'exercice financier 1998-1999. Voilà ce qui nous a mis à couteaux tirés.
Enfin, le plan de relance s'accompagnait d'une stratégie de restructuration universitaire mettant l'accent sur la technologie de pointe, la gestion, la politique d'intérêt public et un programme de baccalauréat en arts renouvelé. Dans certaines facultés, ce projet a eu comme conséquence de créer une mentalité de «gagnants», donc de convaincre plus facilement de la nécessité de licencier du personnel au profit de la transformation. Il a également créé un contexte où les opposants aux licenciements pouvaient être congédiés comme s'ils étaient des luddites des arts libéraux tentant de résister au changement progressiste.
Ensemble, ces trois aspects de la situation à l'Université Carleton nous plaçaient au centre d'une lutte difficile, au point où peu d'entre nous auraient parié leur chemise sur nos chances de pouvoir arrêter le licenciement de professeurs permanents.
Alors que trois éléments de la situation rendaient notre tâche difficile, trois faits nouveaux nous ont aidés à renverser l'opinion des professeurs.
D'abord, le recteur a refusé, à l'invitation publique de la CUASA, de consolider ses promesses antérieures en déclarant franchement que son administration n'avait pas l'intention d'effectuer des licenciements. En refusant de s'engager cependant, le recteur a ainsi forcé de nombreux professeurs à réfléchir à deux fois à cet aspect sans précédent des licenciements.
Deuxièmement, la direction a déposé d'autres demandes à la table de négociation qui nous ont permis de placer les licenciements dans le contexte plus large de l'affirmation du pouvoir de gestion. En particulier, leurs demandes de pouvoirs disciplinaires du genre «coupable jusqu'à preuve du contraire» (avec l'équité procédurale appliquée après l'imposition des mesures disciplinaires) ont réellement attiré l'attention des collègues. Peu importe leur faculté ou leurs sentiments au sujet des licenciements, les universitaires ont bondi face à ces demandes.
Troisièmement, l'administration a soutenu dès le début que le licenciement de professeurs permanents était absolument nécessaire pour sauver l'université de ses déboires financiers. Cependant, lorsque l'étendue véritable des économies a été rendue publique, l'argument n'avait plus beaucoup de crédibilité. Dans le cadre du plan de relance de dix ans, le montant de 550 000 $ ne pouvait guère être présenté comme une somme décisive. En insistant continuellement sur les dimensions relatives de ce chiffre (environ 0,4 p. 100 du budget de fonctionnement de l'année prochaine), nous avons pu influencer nos collègues pour qu'ils posent eux-mêmes des questions sur l'utilité financière des licenciements.
Une assemblée générale des membres de la CUASA, tenue en janvier, nous avait permis de demander un vote de grève si la question des licenciements ne pouvait se résoudre par d'autres négociations.
Néanmoins, nous étions également conscients que la direction comprendrait que nous ne pouvions déclencher de grève avant septembre car c'était impensable en mai ou en juin. Un délai de cinq mois a moins d'attrait pour la négociation. Nous avons donc continué à hésiter.
Le facteur qui a précipité les choses est survenu le 14 avril. Pour prouver à la direction que nous étions sérieux à propos des licenciements, nous avons déposé une offre complète pour un contrat de trois ans comportant des hausses de salaire assez modestes. Nous voulions offrir à la direction le cadre budgétaire stable qu'elle recherchait à condition qu'elle renonce aux licenciements. La direction a refusé d'accepter notre offre ou de l'utiliser comme base à sa contre-offre.
Plus que tout autre événement, cette réponse dédaigneuse nous a convaincus que la direction n'avait aucune intention de négocier sérieusement et qu'elle nous faisait simplement marcher en attendant la mise en oeuvre des licenciements. Le lendemain, nous avons donc annoncé à l'assemblée générale annuelle de l'association que nous voulions obtenir un mandat de grève. Nous avons expliqué aux membres pourquoi nous croyions qu'il n'y avait plus aucune solution de rechange réaliste. Nous leur avons également bien fait comprendre que cette décision engageait la responsabilité de l'exécutif et de l'équipe de négociation. Un vote ferme en faveur de la grève enverrait un signal à la direction auquel elle ne pourrait passer outre et les professeurs prouveraient ainsi qu'ils appuyaient l'équipe.
La décision de solliciter un mandat de grève a porté fruit car 83 p. 100 des professeurs présents à l'université sont venus voter le 27 avril. Depuis la création de la CUASA en 1975, il s'agissait de la plus forte participation à un vote. Des personnes qui sont venues s'exprimer, 82 p. 100 ont voté en faveur de la grève. Ce résultat éclatant a dépassé nos attentes les plus optimistes.
Le vote de grève, visait à briser l'impasse. Face à un résultat qu'ils ne pouvaient ignorer ni justifier, les cadres supérieurs devraient désormais choisir de commencer à négocier sérieusement pour limiter les torts que causerait une publicité négative.
Pendant des mois, les cadres supérieurs ont maintenu catégoriquement que l'abolition de programmes devait entraîner des licenciements. Dans ces circonstances, il était facile pour les décideurs de considérer la possibilité de concessions comme une menace à leur autorité. Personnellement, comme le différend était loin de se résoudre, j'ai craint à ce moment-là que les sept licenciements cessent d'être une question pragmatique (sont-ils nécessaires financièrement?) et deviennent plutôt la marque du contrôle de la gestion. Même si nos membres nous avaient donné un ferme mandat de grève, nous risquions donc que la direction continue de refuser de réagir positivement de peur que l'on interprète sa réaction comme un recul devant la menace.
Heureusement, cela ne s'est pas produit. Tout à leur honneur, le recteur et ses cadres supérieurs ont reconnu l'importance du vote de grève et ont agi rapidement. L'appui à 82 p. 100 à la grève a été annoncé à 18 h le lundi 27 avril. Moins de 48 heures plus tard, nous entamions une séance de négociation qui a duré toute la nuit. À 5 h 30, le jeudi matin, soit deux jours et demi après l'annonce du résultat du vote de grève, une entente de principe était conclue.
Les conditions de l'entente exigent la confidentialité des détails jusqu'à la ratification. Je peux affirmer néanmoins que l'entente, en général, est bonne. Le pouvoir légitime des gestionnaires de diriger n'est pas mis en doute. Toutefois, pendant une longue période, l'administration sera tenue de faire de sérieux efforts, qui seront évalués, pour recycler et réaffecter les professeurs des programmes abolis. Dans le contexte d'un contrat à long terme avec un bon règlement au point de vue salaire (bien qu'il soit rétroactif et limité aux années antérieures), les deux parties peuvent se réjouir du résultat. L'administration aura un cadre stable pour planifier les finances et pour terminer la restructuration des programmes. L'entente donnera aux sept professeurs visés par les licenciements la chance d'être réaffectés à d'autres unités. Les membres enseignant dans les programmes qui demeurent auront également l'assurance de ne pas être licenciés pendant la durée de l'entente.
Nous pouvons tirer deux leçons de l'expérience. La première est évidente. Sans le vote de grève, les avis de licenciement auraient été envoyés et la CUASA aurait été bloquée dans des négociations glaciales et sans issue. Le vote de grève était absolument nécessaire pour briser l'impasse. En tant qu'universitaires, nous n'aimerons peut-être pas l'admettre, mais un cadre de négociation qui fonctionne dans l'adversité n'arrive pas à une convention collective par la douceur. Il s'agit plutôt du pouvoir que l'on perçoit chez les deux parties qui donne lieu à de vraies négociations et qui permet de faire des compromis.
La deuxième leçon que nous avons tirée est probablement la plus connue en matière de négociation mais nous avons dû l'apprendre à la dure. En rétrospective, nous pouvons constater que nous avons passé beaucoup trop de temps à nous inquiéter de ce que les membres feraient si nous nous jetions à l'eau. Bien entendu, cette question est légitime mais elle n'est certes pas la formule à suivre pour prendre une décision. Nous avons mis beaucoup de temps à apprendre que l'on pouvait être des meneurs sans être des suiveurs. Nous devions l'apprendre pour réussir.
Il n'y a pas et il n'y aura jamais de bon moment pour tenir un vote de grève. Il y a et il y aura toujours des raisons pour ne pas agir. Il y a et il y aura toujours des collègues pour conseiller la prudence, pour préférer retarder le moment, pour dire d'attendre et de voir ce qui va se passer. Cependant, l'essentiel à retenir est que l'inaction n'est pas sans risque. Si nous n'avions pas tenu de vote de grève, nous n'aurions pas couru le risque de le perdre. Nous aurions plutôt couru un plus grand risque en montrant que nous étions trop divisés et que nous avions trop peur d'être rien de plus qu'un syndicat avec lequel la direction n'a pas eu à traiter sérieusement.
Les leçons que la CUASA a tirées de son expérience peuvent avoir l'air d'un message inspirant sorti tout droit d'un cours de Dale Carnegie. Cela est néanmoins vrai. Dans ce genre de conflit, les résultats ne sont pas garantis. Si vous croyez cependant que vous avez fait le bon choix, si vous pouvez parler avec conviction et non pas seulement à partir de calcul, vous n'avez pas besoin de regarder en arrière et de vous demander constamment ce que vos membres feront. La vraie conviction réussit à persuader des collègues que la vraie action est nécessaire, ou à tout le moins inévitable. Même lorsqu'ils font face à des choix difficiles dans un contexte inquiétant, on peut compter sur les professeurs pour s'en sortir. En tout cas, ils l'ont fait à Carleton!
E. Peter Fitzgerald est président de la Carleton University Academic Staff Association.