Dès lors qu'il a annoncé la date de son départ, Jean Chrétien a cherché à laisser sa marque en tant que premier ministre. De nombreuses grosses promesses circulaient à la veille du discours du Trône. Si elles sont mises en œuvre, ces mesures pourraient lier des dépenses au budget pendant les cinq prochaines années, ce qui ne donnerait pas de liberté d'action à son successeur. Malheureusement, le rétablissement du financement de l'enseignement postsecondaire ne semble pas figurer sur la liste des dépenses du premier ministre. M. Chrétien devrait porter une oreille attentive aux préoccupations des étudiants et étudiantes du postsecondaire et de leurs parents avant d'ébaucher des projets d'avenir.
Sous la gouverne de M. Chrétien, Ottawa a considérablement diminué les transferts aux provinces au titre du financement du fonctionnement de base des universités. Les gouvernements provinciaux n'ont pas tardé à emboîter le pas en répercutant ces coupes sur les collèges et les universités. D'après des données que Statistique Canada a diffusées en septembre, le pourcentage des revenus des universités provenant des paliers gouvernementaux a représenté moins de 55 % des revenus totaux, en baisse par rapport aux 68 % et plus affichés en 1990-1991. Moins de la moitié des revenus des universités de l'Ontario et de la Nouvelle-Écosse provient de sources publiques. C'est ce qu'on appelle la privatisation furtive de l'éducation publique.
Inévitablement, les universités compensent le manque à gagner des fonds publics en augmentant les droits de scolarité. Depuis 1990-1991, les droits de scolarité des universités de tout le Canada ont grimpé de 135,4 p. 100, par rapport à une hausse du coût de la vie de 20,6 p. 100. À cause de ces hausses, de plus en plus d'étudiants et d'étudiantes issus de famille à faible ou à moyen revenu sont forcés de renoncer à des études universitaires. Les hausses des droits de scolarité sont encore plus élevées dans les écoles professionnelles. Si cette tendance se maintient, les universités canadiennes redeviendront élitistes, un héritage plutôt inacceptable de la part du " petit gars de Shawinigan "
Quelle a été la réponse du gouvernement à ces données accablantes? Il est demeuré muet, ou pis, il a blâmé les parents de ne pas épargner assez. C'est ce qu'a répondu récemment un porte-parole du ministère du Développement des ressources humaines en réprimandant les parents parce qu'ils remettent au lendemain l'épargne en vue des études de leurs enfants. Cette réponse trahit l'opinion solidement ancrée voulant que les études universitaires soient l'apanage des fils et des filles des biens nantis. Les programmes d'épargne que le gouvernement a mis en place n'aident pas les familles à faible et à moyen revenu. La Subvention canadienne pour l'épargne-études, d'un montant maximal de 400 $, complète les sommes que les particuliers versent dans les régimes enregistrés d'épargne-études.
D'après Statistique Canada, les parents de moins de 19 p. 100 des enfants issus de ménages gagnant en deçà de 30 000 $ épargnent pour les études de leurs enfants. Par opposition, les parents de près de 63 p. 100 des enfants issus de ménages gagnant plus de 80 000 $ et plus font des économies en vue de payer les études de leurs enfants. Demander aux parents qui luttent pour élever leur famille, acquitter le loyer et mettre du beurre sur la table d'épargner pendant 18 ans afin de payer les études de leurs enfants frise l'obscénité.
Le Fonds canadien des bourses d'études du millénaire n'est pas une solution à l'augmentation des frais de scolarité et à l'alourdissement des dettes d'études. Il aide financièrement un étudiant seulement du postsecondaire sur 14. Le Canada est l'un des rares pays industrialisés ne possédant pas de programme national de bourses qui fournit de l'aide en fonction des besoins. Les gouvernements ont pris des engagements à l'égard de l'innovation. Il est toutefois surprenant qu'ils soient prêts à écarter les nombreux et brillants diplômés qui ne peuvent assumer le coût d'études postsecondaires.
D'autres pays reconnaissent qu'il faut en toute priorité améliorer l'accès aux études postsecondaires. L'Irlande, par exemple, a annoncé récemment qu'elle bonifierait son programme d'aide financière aux étudiants en doublant le montant des subventions d'entretien non remboursables offertes à 40 p. 100 des étudiants pour leurs frais de subsistance. Ces subventions s'ajoutent à l'abolition des droits de scolarité. Je me rappelle très bien la joie et l'enthousiasme d'un chauffeur de taxi de Dublin dont le fils pouvait maintenant s'inscrire à l'université grâce à l'abolition des droits de scolarité. Je me souviens aussi avec tristesse les histoires à propos d'étudiants très brillants qui ont dû abandonner les cours qu'ils suivaient à mon université faute d'avoir assez d'argent.
La population canadienne s'attend à ce que l'admission à l'université se fonde sur le talent et le mérite et non sur la richesse. J'ai entendu cette opinion très ferme lors de plusieurs émissions de radio de ligne ouverte auxquelles j'ai participé à la suite de la publication des données de Statistique Canada sur les frais de scolarité. La grande majorité de la population, toutes allégeances politiques confondues, est en faveur de plus de crédits au titre de l'enseignement postsecondaire et est même prête à payer plus d'impôt.
Tant au Canada qu'à l'étranger, les données démontrent qu'il découle des avantages manifestes de l'amélioration de l'accès à l'éducation, et que cela profite aux personnes et à l'ensemble de la société. La contribution de l'éducation à la qualité et au bien-être de la société canadienne est vitale. En effet, élargir les occasions d'apprentissage pour permettre à tous les Canadiens et Canadiennes admissibles à participer à l'éducation postsecondaire comporte de nombreux avantages, permettant ainsi de renforcer la démocratie, de favoriser le développement économique et social ainsi que les droits humains. Si on ne parvient pas à enlever les barrières qui empêchent toute personne d'atteindre un niveau de scolarisation qui lui permettra de participer pleinement à notre vie sociale et économique, c'est comme si on enterrait un trésor d'occasions. On ne peut tout simplement pas se permettre de laisser ce trésor enfoui se désagréger.
L'ACPPU s'engage à accroître l'accès aux études postsecondaires et à en faire la priorité d'une campagne de sensibilisation du public. De concert avec les étudiants et étudiantes et leur parents, nous pourrons peut-être convaincre M. Chrétien que le meilleur moyen pour lui de laisser sa marque en tant que premier ministre est de garantir aux générations futures un accès aux études postsecondaires.