Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, Denis Coderre, pourrait revenir sur la ferme résolution qu'il avait prise d'instaurer, d'ici 2005, une carte nationale d'identité dotée d'identificateurs biométriques pour tous les Canadiens. En effet, la proposition du gouvernement, après avoir fait l'objet d'une vigoureuse campagne de promotion ces derniers mois, a vite perdu de son élan depuis la publication d'un rapport critique du Comité permanent de la citoyenneté et l'immigration.
Après presque un an d'étude et de consultations, le comité a déposé son rapport provisoire le 7 octobre dernier. Bien qu'il ne formule aucune recommandation, le rapport soutient de solides arguments contre l'introduction d'une carte nationale d'identité.
Le comité expose 13 objections principales présentées par les témoins qu'il a entendus. On y remet notamment en question la capacité d'un système de cartes nationales d'identité à prévenir l'usurpation d'identité et à lutter contre le terrorisme (deux des principaux motifs invoqués pour justifier l'adoption d'une carte). Le rapport soulève également de sérieuses questions sur l'abus potentiel du système, la violation de la vie privée et le coût de la mise en oeuvre du programme.
Si l'on s'accorde à dire que la carte biométrique peut être utile pour assurer l'identification d'une personne, des témoins ont fait valoir au comité que la carte n'empêcherait pas des individus d'en faire la demande sous de fausses identités. Ils ont laissé entendre qu'au lieu de créer une nouvelle supercarte, le gouvernement devrait chercher avant tout à accroître la sécurité des pièces d'identité existantes.
Les témoins sont nombreux à prévenir que la carte d'identité biométrique pourrait être obtenue frauduleusement par des parties déterminées et que les terroristes n'auraient pas besoin de falsifier leurs pièces d'identité pour commettre des actes terroristes, détruisant ainsi l'argument du ministre Coderre suivant lequel la carte nationale d'identité accroîtrait la sécurité.
Le rapport du comité invoque aussi la possibilité que la carte puisse être demandée à d'autres fins. Les organismes d'application de la loi pourraient faire valoir que la carte devrait être portée en tout temps par mesure de répression du crime ou que la carte devrait être reliée à des bases de données renfermant les casiers judiciaires, les rapports financiers et les fiches de voyage.
Le gouvernement canadien pourrait soutenir que l'accès aux services publics serait conditionnel à la détention d'une carte. Avec le temps, les autorités gouvernementales pourraient insister pour que tous les types de renseignements d'ordre professionnel - tels les relevés des prestations, le dossier médical, le dossier de conduite automobile, les antécédents professionnels et les renseignements fiscaux - soient reliés à la carte.
Quant au secteur privé, il pourrait demander qu'une carte d'identité soit produite pour toutes les transactions d'affaires - que ce soit pour payer l'épicerie ou louer une voiture - et qu'elle enregistre les données de sorte à dresser le profil des détenteurs. Des entités publiques et privées pourraient faire valoir que l'accès aux aires publiques et privées devrait être contrôlé par la carte nationale d'identité.
Des témoins ont fait observer que l'utilisation systématique d'une carte d'identité unique pour accorder l'accès dans la société pourrait avoir de sérieuses conséquences pour les gens qui perdraient leur carte, qui refuseraient d'en porter une ou qui subiraient des " refus erronés " de leur identité attribuables à des défectuosités du système informatique. À toutes fins utiles, ces gens seraient des non-entités.
Par ailleurs, des témoins ont fait valoir au comité que la liaison de la carte aux bases de données pourrait porter sérieusement atteinte à la vie privée de chaque personne. À l'heure actuelle, le volume considérable de renseignements personnels détenus par les autorités gouvernementales se répartit entre diverses bases de données distinctes. Avec un identificateur universel, les " coupe-feu " entre ces bases de données - qui se sont jusqu'ici révélés essentiels pour la protection de la vie privée de chaque personne - pourraient être forcés par la création de bases de données centralisées, par des pirates informatiques ou par des agents d'application de la loi trop zélés.
Repoussant l'affirmation voulant que " si vous n'avez rien à cacher, vous n'avez rien à craindre ", des témoins ont laissé entendre qu'en poursuivant le raisonnement suivant cette même logique, on en arrive à la conclusion que " la police devrait être autorisée à pénétrer dans notre domicile, à lire notre courrier ou à écouter nos conversations téléphoniques, en tout temps, seulement pour s'assurer que nous ne contrevenons pas à la loi. "
Comme un témoin l'a déclaré, " le fait est que nous avons tous des choses à cacher, non pas parce qu'elles sont mauvaises ou honteuses, mais simplement parce qu'elles sont privées ". Bien qu'il existe des lois régissant la protection des renseignements, qui pourraient être étoffées si une carte multiservice était instaurée, des témoins soutiennent que ces lois, pour qu'elles revêtent une valeur quelconque, commanderaient la mise en place d'une lourde bureaucratie pour assurer leur respect.
Le Commissaire provisoire à la protection de la vie privée du Canada, Robert Marleau, a laissé entendre que les coûts associés à la mise en oeuvre d'un système d'identité national seraient énormes. " Les seuls frais initiaux pourraient atteindre de 3 à 5 milliards de dollars, sans compter ce qu'il en coûterait seulement pour exploiter le système ", met en garde M. Marleau contre l'utilisation de la carte.
Le rapport du comité met aussi en question les résultats du sondage qui appuient l'instauration d'un système d'identité national. Notant que les questions du sondage n'ont pas été posées sur un ton neutre et que le sondage lui-même établit que la plupart des Canadiens ne comprenaient pas ce qu'était la technologie biométrique, le rapport avance " en opposant un contraste frappant aux résultats du sondage " que la majorité des témoins " étaient obstinément opposés à toute forme de carte nationale d'identité ".
Rendant compte des " nouveaux éléments d'information " qui ressortent du rapport canadien, un journal britannique a indiqué que quelques jours après sa publication le gouvernement britannique avait décidé de laisser tomber le projet de loi instaurant le système de carte d'identité que devait piloter jusqu'à son adoption le Secrétaire de l'Intérieur David Blunkett, annonçant qu'il était " très peu probable " que la proposition soit incluse dans le discours de la Reine à l'ouverture du Parlement