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Les Archives du Bulletin de l'ACPPU, 1992-2016

décembre 2003

Lettre ouverte à Paul Martin

Par Victor Catano
Au nom de l'Association canadienne des professeures et professeurs d'université, je tiens à vous féliciter pour votre élection comme chef du Parti libéral du Canada et, à compter du 12 décembre prochain, comme premier ministre du Canada. Nous nous réjouissons à la perspective de travailler avec vous à améliorer la situation de l'enseignement postsecondaire.

J'ai remarqué récemment dans les titres des journaux que les lobbyistes " faisaient la file à droite " pour chercher à obtenir des réductions d'impôt et une attitude plus amicale envers Bay Street. J'espère que vous étiez sérieux lorsque vous avez dit au congrès d'investiture libéral que vous vouliez bâtir " une société plus humaine, fondée sur la compassion et non pas sur l'indifférence ou l'inaction". Dans l'allocution que vous avez prononcée en septembre devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, vous avez semblé mettre la réduction de la dette nationale en priorité absolue.

Selon un sondage national mené pour le compte de l'ACPPU par le Centre de recherche Décima en octobre 2003, la majorité des Canadiens (68 %) ont placé des préoccupations sociales au premier rang des priorités. Selon eux, les questions les plus importantes sont le financement des soins de santé, l'éducation, l'environnement ainsi que la réduction de la pauvreté et du chômage. En fait, moins d'un Canadien sur cinq met au premier plan des questions de politique financière telles que l'allégement de l'impôt des particuliers et la réduction de la dette nationale.

J'applaudis à l'engagement que vous avez pris dès le départ d'investir plus d'argent dans le programme de santé publique et d'établir le Conseil de la santé au Canada. Il faut surmonter les graves problèmes auxquels est confronté le système de santé du Canada. Nous vous demandons de procéder à une évaluation réaliste du surplus fédéral. Chaque année, ce surplus est sous-estimé de plusieurs milliards de dollars qui servent à réduire la dette plutôt qu'à améliorer les services sociaux, y compris la santé et l'éducation. À notre avis, la population canadienne a maintenant saisi cette duperie. Il existe bel et bien des fonds pour remettre en état les systèmes de santé publique et d'éducation. Ce qu'il nous faut, ce sont un engagement et une volonté de votre part.

Nos universités et collèges ont pâti des années pendant lesquelles les gouvernements tant fédéral que provinciaux se sont désintéressés d'eux. Les compressions fédérales opérées dans les paiements de transfert versés aux provinces se sont répercutées à l'échelle provinciale sur les établissements postsecondaires, entraînant des augmentations des frais de scolarité en conséquence desquelles bon nombre de parents à revenu moyen ou modique ont dû abandonner l'idée d'envoyer leurs enfants à l'université ou au collège.

L'éducation, tout comme la santé, est du ressort des provinces, mais, en ce qui concerne l'enseignement postsecondaire et les soins de santé, le gouvernement fédéral a l'obligation de s'assurer que les Canadiens de toutes les régions du pays ont accès à des services de grande qualité. Le gouvernement fédéral, au sein duquel vous avez joué un rôle de premier plan en tant que ministre des finances, a créé une série de programmes qui se sont essayés, dans le cadre d'arrangements avec les gouvernements provinciaux, à distribuer des fonds directement aux universités ou aux étudiants. Malheureusement, ces programmes prestigieux se sont révélés être de piètres substituts à l'augmentation du financement de base de l'enseignement postsecondaire et à la volonté de tenir les gouvernements provinciaux responsables de la façon dont ils dépensent ces fonds.

La population canadienne en a assez des querelles de compétence fédérales-provinciales en matière de santé et d'éducation. Elle veut que les problèmes soient réglés une fois pour toutes. Le gouvernement fédéral joue depuis longtemps un rôle dans le financement de l'enseignement postsecondaire tout comme dans les soins de santé. L'accessibilité et la qualité de l'enseignement supérieur vont continuer de se détériorer à moins que le financement de base ne soit rétabli au niveau qu'il atteignait avant les années 1990. Au début des années 1980, le financement fédéral équivalait à 0,5 % du produit national brut du Canada - une mesure de notre richesse. Au financement fédéral il faudra ajouter 2 milliards de dollars par an pour rattraper ce niveau, qui est nécessaire pour que le Canada bénéficie des avantages économiques, sociaux et culturels de son système d'enseignement postsecondaire. Pour leur part, les gouvernements provinciaux doivent être tenus de rendre compte de la gestion de ces nouveaux fonds qui seront affectés à l'enseignement postsecondaire public.

Les programmes tels que les bourses d'études du millénaire et les subventions canadiennes pour l'épargne-études n'ont pas produit les résultats escomptés. Les bourses du millénaire ne sont accessibles qu'à sept pour cent des étudiants et, dans certaines provinces, comme l'Ontario, elles ont servi à remplacer la contribution des provinces - privant ainsi les étudiants de tout autre avantage. Selon Statistique Canada, moins du quart des familles gagnant moins de 25 000 $ sont en mesure d'épargner en moyenne 2 400 $ pour l'éducation de leurs enfants. Quant aux subventions canadiennes pour l'épargne-études, elles profitent aux Canadiens les plus riches.

Ce qui se produit en ce moment, M. Martin, ce n'est pas un exode des cerveaux mais plutôt un gaspillage des cerveaux. La nouvelle économie que vous envisagez ne se réalisera pas si l'accès à l'éducation continue d'être tributaire du revenu. Le Canada demeure l'un des quelques pays industrialisés à ne pas être dotés d'un programme national de bourses accordées suivant les besoins.

Nous ne réussirons pas non plus à aménager une nouvelle économie si nous dénaturons le processus de recherche en mettant l'accent sur la commercialisation. Nous devons donner à nos étudiants et à nos chercheurs la chance de créer, d'explorer et d'enquêter sans être pressés d'entreprendre uniquement les projets qui peuvent être commercialisés rapidement. Je ne suis pas du tout opposé à la commercialisation, mais je trouve préoccupant de vous entendre parler de la nécessité de maintenir le financement de base de la recherche dans les universités comme un investissement dont le rendement se mesure par le nombre de nouvelles sociétés et de nouveaux emplois créés par la recherche.

Je suis d'accord avec Mike Lazaridis, le co-inventeur de Research in Motion BlackBerry, qui a fait valoir récemment dans une tribune à l'University of Waterloo qu'on ne peut pas obliger les scientifiques à commercialiser leurs travaux ni les forcer à réaliser des travaux pertinents. Comme il a affirmé, " ce qu'il nous faut, c'est que ces gens créatifs soient libres de faire des choses créatives comme bon leur semble " et lorsqu'ils le seront, ils trouveront " une idée de génie, quelque chose qui forme la matière première que l'industrie capitalisera et transformera en richesse et en sécurité pour le reste d'entre nous ".

M. Martin, ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses questions auxquelles sont confrontés nos universités et collèges. Lors de votre causerie à Montréal, vous avez dit qu'" on ne peut plus faire les affaires comme avant, et j'ajouterais qu'on ne peut plus gouverner comme avant ". Mes collègues et moi serions très heureux de vous rencontrer pour discuter des changements qui s'imposent pour s'éloigner du " comme avant " et faire du système d'enseignement postsecondaire du Canada l'un des meilleurs au monde.