Avant Noël, mon épouse et moi avons passé une semaine de vacances à Londres, au Royaume-Uni. Nous avions très peu de nouvelles du Canada, si ce n'est un bref paragraphe dans le Times de Londres annonçant la nomination de Paul Martin au poste de premier ministre. Sur notre vol de retour au Canada, j'ai fait bon accueil à l'exemplaire gratuit du Globe and Mail, même si c'était l'édition de la veille. Outre les articles que je m'attendais à trouver sur le changement de gouvernement, j'ai été heureux d'y trouver un éditorial recommandant au premier ministre de porter attention à la situation précaire de l'enseignement au Canada. L'éditorial soulevait plusieurs des questions que j'avais abordées dans ma lettre ouverte à Paul Martin en décembre dernier.
L'éditorial du Globe, toutefois, en venait précisément à la mauvaise conclusion sur ce qu'il fallait faire pour répondre aux besoins les plus persistants de l'enseignement supérieur. Au lieu de faire valoir que le financement de base de l'enseignement postsecondaire devait être rétabli au niveau qu'il atteignait avant les années 1990, l'éditorial recommandait de concentrer la recherche au sein de quelques universités d'élite compétitives et de renommée internationale. On ne sait trop comment l'affectation de ressources humaines et financières additionnelles à un petit nombre d'universités est censée améliorer le système d'enseignement postsecondaire. Inutile de dire que l'éditorial ne fournissait aucun éclaircissement sur la façon dont cette politique réussirait à maintenir la qualité de l'enseignement dans le reste des universités canadiennes.
Le gouvernement britannique de Tony Blair aurait certes souscrit à l'éditorial du Globe. Une des controverses qui entouraient le gouvernement Blair durant ma visite en Grande-Bretagne était le projet de loi sur l'enseignement supérieur qui permettrait aux 120 universités du pays de tripler les droits de scolarité pour les faire passer à 3 000 £ par an (environ 7 000 $) et de les facturer aux étudiants. Les étudiants diplômés devraient rembourser les frais lorsqu'ils gagneraient 15 000 £ et plus.
Le gouvernement Blair soutient qu'il faut imposer des droits compensatoires pour pouvoir maintenir la compétitivité internationale des universités britanniques et produire des travaux de recherche à la pointe du progrès. Les conservateurs, les libéraux-démocrates et 160 députés travaillistes s'opposent à ce projet de loi. Aussi y a-t-il de bonnes chances qu'il soit rejeté lors du vote qui aura lieu à la fin de janvier. Fait intéressant, les conservateurs ont affirmé qu'une fois au pouvoir ils aboliraient les droits de scolarité, imposés à la fin des années 1990. Les libéraux-démocrates ont quant eux affirmé qu'il fallait injecter une plus grande portion de fonds publics dans l'enseignement supérieur et qu'il faudrait au besoin augmenter les impôts pour trouver les fonds supplémentaires.
Selon un récent rapport de la Commission européenne, la Grande-Bretagne et les autres pays européens consacrent actuellement environ 1,1 % de leur produit intérieur brut à l'enseignement supérieur, contre 2,3 % aux États-Unis où la différence est attribuable principalement aux droits de scolarité plus élevés qu'imposent les universités américaines privées. Le Canada consacre beaucoup moins de 0,5 % de son PIB à l'enseignement supérieur.
Au Royaume-Uni, le Russell Group, composé des principales universités tributaires de la recherche, parle ouvertement de renoncer à toutes les sources de financement public et de " se ruer librement " vers les marchés.
Le Russell Group propose de créer pour lui seul une structure officielle qui défendrait ses intérêts distincts de ceux des autres universités qui continueraient à dépendre du financement public. Le Russell Group s'est désolidarisé de Universities UK, un organisme semblable à l'Association des universités et collèges du Canada, en arrêtant ses propres positions sur les salaires des universitaires et les frais de scolarité des étudiants.
Si le projet de loi de Tony Blair est rejeté, le Russell Group envisage de mettre davantage l'accent sur le recrutement d'étudiants étrangers, lesquels sont tenus de payer l'intégralité des frais.
Aujourd'hui, la population étudiante du London's Imperial College est composée de 20 % d'étrangers. Il leur en coûte jusqu'à 20 000 £ par an pour étudier en médecine et jusqu'à 15 000 £ par an pour étudier en ingénierie. À la London School of Economics, 62 % des 7 000 étudiants du premier cycle proviennent de pays étrangers. À l'Université Oxford, au cours des dix dernières années, la population étudiante étrangère des deuxième et troisième cycles est passée de 33,5 % à 41 %.
Selon le Times, le nouveau vice-recteur d'Oxford a demandé au comité des politiques de l'université d'envisager des moyens radicaux pour réunir des revenus en frais de scolarité qui proviendraient de " l'extérieur de l'économie dirigée ". Un de ces moyens pourrait être une réduction considérable du nombre d'étudiants de premier cycle admis à Oxford. L'équilibre entre les étudiants du premier cycle et ceux des deuxième et troisième cycles est à l'étude, et de fortes pressions sont exercées pour que les écoles américaines de la Ivy League soient prises comme modèle. La population étudiante de l'Université Harvard est composée de 63 % d'étudiants des deuxième et troisième cycles, contre 34 % à Oxford.
Alors que veut dire le Globe and Mail lorsqu'il parle de créer quelques universités canadiennes " d'élite "?
Si l'on en juge par les événements en Grande-Bretagne, on peut supposer un système où sept à dix universités toucheraient des augmentations sensibles de fonds fédéraux affectés à la recherche suivant le modèle inéquitable utilisé pour la répartition des Chaires de recherche du Canada. Pour contrebalancer l'insuffisance de fonds, il faudrait augmenter considérablement les frais de scolarité, surtout dans les programmes professionnels, comme c'est maintenant le cas dans plusieurs écoles. L'espace accru consacré à la recherche serait offert aux étudiants internationaux à un prix particulièrement élevé. Les " universités de recherche " d'élite diminueraient leur nombre d'étudiants de premier cycle, divisant ainsi davantage les rôles traditionnels d'enseignement et de recherche qui sont dévolus à l'université. En fait, le modèle d'élite transformerait quelques universités en instituts de recherche dont le programme serait tributaire des objectifs du gouvernement et des intérêts commerciaux privés.
L'adoption d'un modèle d'élite impliquerait de renoncer au principe d'accessibilité. Ivor Crewe, président de Universities UK, se prononçant en faveur du projet de loi de Tony Blair, est cité dans un article récent du New York Times : " Nous avons coutume dans ce pays fondé sur l'État providence de supposer que le régime fiscal financera tous les services publics, y compris l'éducation et l'enseignement supérieur. Cette logique aurait pu être raisonnable lorsque le nombre de candidats aux études supérieures était moindre ", mais " elle est tout à fait différente lorsque le taux de candidatures se chiffre à 40 % ". Autrement dit, les universités accessibles financées par l'État sont acceptables dans la mesure où une poignée tout au plus d'étudiants, provenant surtout de familles à plus haut revenu, en tire avantage.
Les Canadiens démontrent depuis longtemps leur plein soutien au système actuel d'enseignement postsecondaire et, comme en font foi les résultats des sondages réalisés par l'ACPPU, demandent que le financement de base soit accru de sorte à améliorer l'accès au système. Il est plus qu'ironique qu'au moment où une multitude d'étudiants canadiens ne peut pas se permettre de poursuivre des études collégiales ou universitaires, les universités canadiennes passent encore plus de temps en Asie à recruter des étudiants qui tirent avantage de nos propres droits compensatoires. Le public canadien ne soutient pas le modèle d'élite. M. Martin serait imprudent de suivre le conseil du Globe and Mail.