James Lewis, professeur de mathématiques à l'Université de l'Alberta, a été rappelé brutalement à la réalité le mois dernier alors qu'il se rendait à une conférence à Chicago. Lorsqu'il est arrivé à l'aéroport d'Edmonton, son billet électronique en main, et qu'il a tenté de se procurer sa carte d'embarquement dans un guichet avec sa carte Aéroplan, celle-ci a été rejetée. S'adressant à un agent d'Air Canada, il a appris qu'on refusait de le transporter en raison d'une « question de sécurité » concernant sa correspondance intercompagnies vers les États-Unis. Un superviseur lui a pris son passeport pour l'enregistrer sur un vol à destination de Toronto.
Mais il s'est heurté aux mêmes obstacles à Toronto. Il devait obtenir l'approbation d'un superviseur de ligne aérienne pour se procurer une carte d'embarquement à bord d'un vol de United Airlines à destination de Chicago. Il a été ensuite retardé au comptoir de la douane et de l'immigration des États-Unis où un agent lui a demandé, entre autres questions, s'il avait déjà été arrêté et si on lui avait déjà posé ce genre de questions auparavant. Après que M. Lewis eut répondu par la négative, l'agent est allé s'entretenir avec un supérieur. L'agent de la douane américaine a fini par laisser passer M. Lewis, mais le vol à destination de Chicago a été annulé en raison des conditions météorologiques. Finalement, M. Lewis a été obligé de passer la nuit à Toronto.
Le lendemain matin, il s'est présenté à nouveau à la douane américaine et a demandé des explications sur l'incident de la veille. On lui a répondu qu'on ne pouvait rien lui dire.
Une fois rendu à Chicago, il a tenté de tirer la situation au clair. Il a téléphoné au Bureau des passeports au Canada et s'est vu confirmer que son passeport était bien en règle. Il a ensuite appelé le consulat canadien à Chicago et s'est fait répondre qu'il s'agissait « d'un problème américain » et qu'on ne pouvait rien faire pour lui.
Se souvenant vaguement d'avoir lu dans le journal qu'on avait empêché le sénateur américain Edward Kennedy de prendre l'avion dans des aéroports américains, M. Lewis a décidé de faire une recherche sur Internet à l'aide du moteur Google. C'est là qu'il a appris que le sénateur Kennedy s'était vu refuser l'embarquement parce que son nom figurait sur la liste des « personnes interdites de vol » établie par la Sécurité des Transports (TSA) américaine. (Cette dernière porte sur la liste les noms des personnes que lui transmettent le FBI et les organismes de renseignements.) M. Lewis a aussi découvert que deux autres hommes portant le nom de « John Lewis » avaient été interpellés à des aéroports aux États-Unis parce que leur nom était semblable à un autre qui se trouvait sur la liste.
La liste des « personnes interdites de vol » est une mesure de sécurité que l'administration américaine a adoptée par suite des événements du 11 septembre 2001. On ne peut toutefois pas dire avec certitude si elle est utilisée uniquement dans le contexte de la lutte antiterroriste ou si elle s'applique indistinctement à toutes les mesures d'exécution de la loi.
La Commission américaine de la sécurité des transports ne tient pas de registre du nombre de passagers qui se sont fait interdire l'embarquement ou qui ont été retardés parce que leur nom figurait sur la liste, ou encore du nombre de personnes dont le nom a été associé par erreur à un nom sur la liste ou qui ont été interpellés par erreur. Cependant, selon des données empiriques, la liste des « personnes interdites de vol » - tout comme les autres listes de surveillance qui ont été créées dans la foulée du 11 septembre 2001 - est farcie de noms mal orthographiés et de noms de personnes identifiées à tort sur la base de renseignements insuffisants.
Comme James Lewis l'a déclaré au Bulletin : « Si je peux être interpellé, tout le monde peut l'être. Et si quelqu'un portant un nom typique d'un Anglo-Saxon blanc comme le mien éprouve des difficultés, on ne peut imaginer les problèmes que rencontrent les personnes ayant des noms musulmans. »
Pendant qu'il se trouvait encore à la conférence à Chicago, M. Lewis, ne voulant nullement lâcher prise, a téléphoné au bureau de l'ombudsman de l'Administration de la sécurité des transports. On lui a dit qu'on lui ferait parvenir des formulaires de demande pour que son nom soit retiré de la liste.
M. Lewis nous a dit qu'il n'était pas sûr d'avoir réussi quand on pense que le sénateur Kennedy, l'un des hommes politiques américains les mieux connus, a dû téléphoner à plusieurs reprises au chef de la Sécurité intérieure, Tom Ridge, et attendre des semaines avant de faire retirer son nom de la liste.
« Je ne suis pas optimiste », admet M. Lewis. « Les gens à qui j'ai eu affaire tout au long de mon « voyage » vers les États-Unis ont certes été coopératifs, mais il n'en demeure pas moins possible de se trouver un jour en face de quelque zélé. Quelqu'un pour qui l'inclusion de votre nom sur la liste fait de vous nécessairement un criminel ou un terroriste. »
« Je tremble, rien que d'y penser. Que m'arrivera-t-il lors de mes futurs voyages, même à l'extérieur des États-Unis? Cela pourrait tourner carrément au cauchemar. Imaginez que je rentre du Mexique via les États-Unis et qu'il me faille recourir à un interprète espagnol ou bien que je sois interpellé dans un autre pays où, en vertu du système judiciaire local, il incombe à l'accusé de faire la preuve de son innocence. »