Je me suis rendue récemment à Winnipeg pour assister à une réunion des associations de professeurs de l'Ouest. Je me suis réveillée le 15 octobre au matin dans ma chambre de l'hôtel Winnipeg Sheraton et j'y ai trouvé sur le pas de la porte un exemplaire du National Post. Je n'ai pas pu m'empêcher de relever à la une du journal le titre d'un article mettant en relief l'omniprésence de la menace terroriste au Canada : « Le Canada encourt des dangers réels ».
Plus tard ce matin-là, le président de l'Université de Winnipeg, Lloyd Axworthy, allait déclencher une toute autre alarme en parlant aux délégués réunis des nouvelles mesures de surveillance qui menaçaient les Canadiens - les sérieuses menaces aux libertés civiles découlant des tentatives faites pour créer un État à l'abri de tous les prétendus risques de sécurité.
Le lendemain matin, Maureen Webb, avocate de l'ACPPU, est venue élargir la perspective ouverte par M. Axworthy en faisant référence au « nouveau paysage juridique » formé par un territoire sauvage, inconnu, où ne s'appliquent ni le droit criminel ni les règles du droit de la guerre. C'est une véritable zone d'incertitude où les droits d'une personne ont été transformés au point d'être pour ainsi dire méconnaissables. Ceux et celles qui se sont retrouvés bloqués par accident sur ce nouveau terrain se sont sentis désorientés, frustrés, et dans certains cas - comme Maher Arar, un citoyen canadien d'origine syrienne - sérieusement menacés.
Prenons par exemple le cas de notre collègue de l'Université d'Alberta, James Lewis, qui s'est vu interdire l'embarquement à bord de son avion à Edmonton jusqu'à ce qu'un superviseur de ligne aérienne contrôle son passeport. Il était censé changer d'avion à Toronto à destination de Chicago. Après avoir subi un autre contrôle d'un superviseur à l'aéroport Pearson de Toronto, M. Lewis a été interrogé par un agent de la douane américaine. Lorsqu'il a demandé une explication sur un tel interrogatoire, il s'est fait répondre qu'on ne pouvait rien lui dire. Il a découvert par la suite que son nom figurait sur une liste des « personnes interdites de vol ». Une fois qu'une personne est inscrite sur cette liste, il est extrêmement difficile d'en faire retirer son nom.
M. Lewis, on pourrait dire, a été pris dans les mailles d'un filet antiterroriste et, de ce fait, s'est heurté à une série de personnages surréalistes. Et son histoire n'est pas unique. Partout au pays, un grand nombre d'universitaires sont tombés dans le même piège. Ils ont été détenus aux postes frontaliers où l'on a relevé leurs empreintes digitales et on leur a fait subir interrogatoires, menaces, ennuis et bien d'autres désagréments.
Le système en plein essor de surveillance globale des déplacements fonctionne déjà au Canada. Et comme nous l'a montré la situation difficile qu'a vécue M. Lewis, des gens innocents sont traités comme des suspects potentiels. La Loi sur la sécurité publique permet d'appliquer le système à tous les vols canadiens et, à long terme, elle s'appliquera vraisemblablement à tous les modes de transport. Une équipe canadienne travaille déjà à l'élaboration d'un système de contrôle des passagers et à son intégration au système américain. Les États-Unis forcent le jeu en menaçant de retirer les droits d'atterrissage aux compagnies aériennes des pays qui ne se plient pas aux règlements. Ils ont de plus demandé à l'Organisation de l'aviation civile internationale, qui est chargée d'élaborer des normes internationales en matière de transport aérien, d'établir un système mondial.
Le Canada et les États-Unis ont signé un « Plan d'action pour la frontière intelligente » qui prévoit entre autres mesures : la mise au point de mécanismes conjoints d'identification biométrique, la coordination des politiques relatives aux visas, la mise en commun de l'information sur les passagers, la mise sur pied de services conjoints d'analyse des passagers, l'établissement de bases de données compatibles sur l'immigration, l'échange d'information sur des questions touchant l'immigration, la mise sur pied d'équipes intégrées d'application des règles à la frontière, l'établissement d'équipes intégrées d'application des règles de sécurité nationale et la coordination des initiatives visant à déporter des ressortissants étrangers vers leur pays d'origine.
Et le plus étonnant dans tout cela, c'est que des mesures ont déjà été prises pour commencer à rassembler différentes catégories d'information sur les citoyens du monde, dont les dossiers de voyage, les dossiers bancaires, les archives médicales, les listes électorales, les courriels et autres types de courrier électronique, les archives de bibliothèques et les relevés d'emploi. Le Canada a entrepris ce projet sous la forme d'une « super base de données sur la justice ».
Aux États-Unis, la « Patriot Act » permet aux autorités de demander à des tribunaux spéciaux, par le biais de mandats de perquisition, d'exiger des documents administratifs de la part des bibliothèques, des librairies et autres marchands de livres. Non seulement les services de police et de sécurité peuvent-ils mener des recherches sur les dossiers des bibliothèques, mais il est interdit aux bibliothécaires d'avertir les personnes dont les dossiers sont visés.
Au nom de la sécurité nationale, la GRC a perquisitionné, en janvier dernier, le domicile et le bureau de la journaliste Juliet O'Neil du Ottawa Citizen. Celle-ci s'est fait saisir son ordinateur et tous ses dossiers par les agents qui cherchaient à identifier la source de la fuite dont il avait été question dans un article que la reporter avait écrit sur l'affaire Arar. Plusieurs journalistes se retrouvent dans des circonstances semblables, certains ont même été frappés de peines d'emprisonnement. La Fédération internationale des journalistes dénonce leur situation critique. Le secrétaire général de cet organisme, Aidan White, affirme leur droit à la liberté d'expression et les félicite pour leur détermination.
La même chose pourrait arriver à des universitaires, puisque nous sommes nombreux à réaliser des travaux sur des sujets qui commandent la confidentialité. Si je refusais de remettre à un juge l'information obtenue de sources confidentielles, pourrais-je faire de la prison? La réponse est affirmative.
Depuis les événements du 11 septembre, les tentatives faites pour réduire le risque des attentats terroristes ont aussi commencé à faire sérieusement obstacle aux échanges savants. Dans un article publié le 15 janvier dernier dans le journal Nature, on explique comment de nombreux étudiants et chercheurs étrangers, particulièrement de l'Asie et du Moyen-Orient, se sont vu refuser un visa. Le mois dernier, les autorités américaines ont rejeté les demandes de visa d'une délégation entière d'universitaires cubains qui avaient prévu d'assister à une conférence internationale de l'Association d'études latino-américaines tenue aux États-Unis.
On a rapporté plus tôt cette année que le Canada avait refusé d'accorder un visa à cinq Irlandais qui souhaitaient participer à une conférence savante à l'Université d'Ottawa. Le groupe, dont tous les membres sont d'anciens activistes de l'IRA qui ont déjà purgé une peine d'emprisonnement, est maintenant engagé dans un processus de paix qui comprend notamment la réintégration sociale des prisonniers. Ils avaient été invités pour parler de leur organisation regroupant d'anciens prisonniers dans le cadre d'une conférence parrainée par le Service correctionnel du Canada. Quoi qu'il en soit, même une activité de ce genre peut être facilement annulée dans le contexte obscur des nouvelles mesures de sécurité nationale.
Nous voyons s'installer un processus qui réduit petit à petit nos libertés civiles. Et ces libertés sont le fondement de la liberté académique sans laquelle il nous est impossible de mener à bien nos travaux universitaires. Nous devons porter une attention toute particulière à l'expérience de ceux et celles qui sont tombés dans les mailles du filet antiterroriste, puis agir de sorte à protéger la liberté académique, les libertés civiles et autres droits de la personne dans nos établissements postsecondaires, tant au pays qu'à l'étranger.