On me demande souvent si je suis née au Canada. En fait, je suis née à Toronto le 28 juillet 1952. Je suppose que la question m'est souvent posée à cause de mon nom de famille. D'ailleurs, quand j'étais petite, j'étais constamment l'objet des railleries impitoyables des autres enfants à cause de mon nom.
Mon père, Wincenty Czernis, est né en Pologne. Il a étudié le théâtre à l'Université Jagellonian à Cracovie. Il faisait également partie de l'équipe de boxe de cet établissement. Il m'a raconté qu'un jour les soldats sont entrés dans le gymnase où il s'entraînait et qu'ils ont embarqué tous les jeunes hommes à bord d'autobus prêts à démarrer. Ils étaient enrôlés dans les Forces armées polonaises.
À la fin de sa période de service obligatoire au sein de la Force aérienne polonaise, mon père s'est rendu en Écosse avec d'autres pilotes où il a mené un nombre considérable de missions aériennes. Lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait continué de voler en Écosse, il m'a raconté l'histoire suivante.
Ses parents possédaient un morceau de terrain près de Zakopane. Ils avaient été contactés secrètement par une organisation clandestine qui aidait les Juifs à fuir la Pologne occupée par les nazis. Mes grand-parents ont bien voulu apporter leur aide en offrant le gîte et le couvert, dans plusieurs grandes granges aménagées sur leur propriété, à des gens qui, pour la plupart, s'enfuyaient pour sauver leurs vies et qui s'arrêtaient seulement pour une nuit.
Mais certains des voisins ont commencé à prendre peur. Un jour, au cours d'une attaque surprise, les soldats allemands ont pénétré dans la cuisine de mes grand-parents. Alors que mon arrière-grand-mère Eugenia s'affairait à trancher du pain et que son fils coupait la viande et le fromage pour les sandwiches, les soldats ont vite réalisé que la famille était en train de préparer le repas de nombreuses personnes.
Ils ont passé la maison au peigne fin sans y trouver personne d'autres que mes grand-parents et mon arrière-grand-mère. Ils ont ensuite fouillé les granges. Quelques minutes plus tard, les soldats sont revenus dans la cuisine et, sans poser de questions, ont tué à bout portant mes grands-parents. Puis, se tournant vers Eugenia, ils lui ont dit de raconter aux autres ce dont elle venait d'être témoin.
Eugenia a survécu encore vingt années. Elle n'a pas hésité à relater les événements, toute fière que son fils et sa belle-fille aient influencé le cours des choses pendant la guerre. De son côté, mon père, non moins déterminé à apporter sa contribution, s'est enrôlé dans les escadrons polonais qui volaient aux côtés de la Royal Air Force.
Wincenty m'a enseigné le courage, et j'aimerais partager avec vous l'une des leçons qu'il a tirées de la vie. « Il ne faut jamais hésiter à dénoncer ouvertement la corruption, quelles qu'en soient les conséquences. Les détenteurs du pouvoir espèrent être craints au point de nous imposer le silence. La seule chose à craindre, c'est le silence. » Il me répétait également que, si je me comportais en lâche, j'aurais à faire face à Eugenia le lendemain matin. Il paraît que je ressemble à mon arrière-grand-mère. « Comment peux-tu ne pas prendre position? », me demandait-il. « Tu ne cours aucun danger en comparaison de ce que tes ancêtres ont souffert. »
C'est Eugenia qui m'a inspirée à vouloir devenir une universitaire courageuse. Je pense à elle chaque fois que je lutte pour la défense de la liberté académique, de la gouvernance assurée par le personnel académique, ou lorsque je demande justice pour mes collègues et les étudiants opprimés. Défendre les exploités et protéger les droits négociés sont des tâches qui doivent souvent être menées en solitaire. Il est bon de se souvenir des personnes dynamiques qui ont contribué à nous façonner. Ceux et celles qui s'élèvent contre la tyrannie sont condamnés à être seuls. L'histoire n'a pourtant pas manqué de mettre en lumière une multitude de gens résolus. Lorsque nous nous trouvons seuls à lutter pour l'équité, nous joignons les rangs d'optimistes rebelles qui n'ont pas peur d'opposer un refus aux forces destructrices. Je nourris l'espoir que nous puissions tous devenir membres de ce cadre prestigieux.