L'entente de collaboration annoncée en février 2005 entre Ubisoft, un éditeur de jeux vidéo et l’Université de Sherbrooke dans le domaine de la formation universitaire a fait couler beaucoup d’encre autant à l’intérieur de notre institution qu’à l’extérieur. Plusieurs se questionnent sur l’emprise du privé dans le monde universitaire alors que la gestion de nos universités s’apparente de plus en plus à celle de l’entreprise privée.
Dans un bref article intitulé « Corporate culture nets big bucks for universty heads » et publié dans la prestigieuse revue scientifique Nature en avril 2005, E. Marris déplore l’écart salarial grandissant existant entre les professeures et professeurs d’université et leurs dirigeants. On sait que la rémunération des cadres académiques à l’Université de Sherbrooke a aussi connu un bond spectaculaire au cours des dernières années. À titre d’exemple, alors qu’il y a douze ans, le recteur de l’Université de Sherbrooke recevait un traitement de base de 1,55 fois celui d’un professeur ou d’une professeure titulaire à l’échelon le plus élevé, la rémunération de base du recteur est maintenant passée à plus du double de celle d’une professeure ou d’un professeur titulaire en fin de carrière. Ce phénomène est inquiétant en ce sens qu’il démontre l’adoption par l’Université d’un style de gestion calqué sur le modèle d’entreprise. Les dirigeants universitaires ne sont donc plus vus comme des pairs accomplissant une tâche d’intérêt communautaire, mais comme des cadres d’entreprise ayant le mandat d’assurer coûte que coûte la rentabilité de l’institution.
Plus de chefs que d’indiens
Non seulement y a-t-il un gouffre entre la rémunération de nos administrateurs et celle des professeures et professeurs, mais la structure hiérarchique de l’Université de Sherbrooke s’est alourdie de façon exponentielle sous la direction du recteur Béchard. Ainsi, la masse salariale régulière prévue au rectorat pour 2005–2006, donc pour des postes récurrents, a fait un bond prodigieux de près de 23 % par rapport au budget de l’année précédente. Après avoir instauré au cours de son dernier mandat des postes de vice-rectrices adjointes et de vice-recteurs adjoints, le recteur Béchard persiste à alourdir la structure administrative. Il a nommé en février dernier un vice-recteur supplémentaire; le comité de direction passe ainsi de six à sept membres. Le recteur s’est aussi adjoint un directeur du cabinet dont le mandat consiste à … Et ce n’est pas tout : lors de la récente adoption du règlement sur les conditions de travail des directrices et directeurs de service, le nombre de directrices et de directeurs est officiellement passé de 13 à 19!
On pourrait sans doute croire que cet alourdissement, en ce qui a trait à l’administration centrale, s’explique par l’accroissement de la population étudiante, mais alors, comment justifier que pour les (membres) du Syndicat des professeures et professeurs de l’Université de Sherbrooke (SPPUS), leur nombre actuel (381 professeures et professeurs réguliers au 31 mai dernier) est toujours bien en deçà de celui qu’il atteignait en 1993 (au-delà de 400 professeures et professeurs)? La conclusion à en tirer : ce ne sont pas les professeures et professeurs qui bénéficient des hausses de « clientèle », et ce, malgré la multiplication des programmes qui s’ajoutent à cette surcharge.
Ce qui constitue l’essence même de l’université, sa mission première, demeure la transmission et l’avancement des connaissances. C’est cette mission qui fait que, de tradition, l’administration des universités relève de cadres académiques plutôt que de spécialistes en gestion ou en administration. Le qualificatif académique qu’on associe au mot cadre n’a pas été choisi arbitrairement. Bien au contraire, il indique que le cadre doit provenir du milieu académique, donc que le cadre doit avoir le statut de professeure ou de professeur, ou à tout le moins que le cadre pourrait de par ses qualifications et ses compétences pouvoir occuper un tel poste. Or, il appert que la notion de cadre académique subit une grave dérive dans notre institution. Plusieurs postes de secrétaires de faculté, de vice-rectrices adjointes et de vice-recteurs adjoints qui sont définis comme des postes de cadres académiques sont occupés par des personnes qui n’ont pas le statut de professeure ou de professeur. Qu’est-ce qui justifie que l’on ne fasse plus de distinction entre des postes de cadre régulier et des postes de cadre académique? Désirons-nous toujours que l’administration universitaire soit confiée à des professeures et à des professeurs? Voulons-nous plutôt déléguer cette responsabilité à des professionnelles et des professionnels d’autres milieux ? Répondre oui à cette question, c’est reconnaître que l’université se gère similairement à une entreprise privée.
La notion de cadre académique devient encore plus importante à clarifier lorsqu’il s’agit des cadres académiques aux plus hauts niveaux : rectrice ou recteur, vice-rectrice ou vice-recteur. Verrons-nous le jour où une vice-rectrice ou un vice-recteur n’aura pas les qualifications attendues d’une professeure ou d’un professeur? Les modifications récentes du règlement sur les conditions de travail des directrices et directeurs de service le laissent entrevoir. Une directrice ou un directeur de service peut dorénavant se voir attribuer par le comité de direction le statut de vice-rectrice associée ou de vice-recteur associé. On précise que c’est surtout à des fins de représentativité que cette fonction a été créée. Le titre de directrice et directeur de service est pourtant par lui-même suffisamment prestigieux pour qu’il n’y ait besoin d’y accoler une position de cadre académique qui dénature la définition de ce dernier terme. Une directrice ou un directeur de service, malgré toutes ses qualifications, n’est pas une professeure ou un professeur et ne devrait pas être assimilé à ces derniers. Depuis plusieurs années, le SPPUS déplore le laxisme entourant la définition du cadre académique(1). Ce laxisme fait en sorte que, d’un côté, les professeures et professeurs perdent de l’intérêt pour les fonctions de cadres académiques qui sont maintenant perçues équivalentes à celles de cadres réguliers et que, de l’autre, l’administration de l’Université relève de moins en moins des professeures et des professeurs. Les représentants du SPPUS ont invité le recteur Béchard à définir la notion de cadre académique et lui ont assuré leur entière collaboration sur cette question. En vain!
L’enseignement en sous-traitance!
Les exemples montrant que l’Université calque sa gestion sur l’entreprise privée sont nombreux. Ainsi, la publicité est devenue à l’Université de Sherbrooke une arme de prédilection pour assurer sa compétitivité face aux autres établissements, et la répartition budgétaire entre facultés se base dorénavant sur des notions telles la « clientèle étudiante » et la rentabilité des programmes. Toutefois, ce qui représente pour moi l’exemple le plus grave de la culture d’entreprise de l’Université est le fait que dans un but avoué de rentabilité, certains programmes d’enseignement sont pour ainsi dire donnés en sous-traitance. En effet, de nombreux programmes d’enseignement, et pas seulement au 1er cycle, sont offerts par l’Université de Sherbrooke sans qu’aucune professeure ou qu’aucun professeur (parfois une infime proportion) n’y enseigne! Pire, la direction de certains programmes est maintenant confiée à des personnes qui n’ont pas le statut de professeures ou de professeurs!
Dans les circonstances, on peut comprendre que l’annonce en grande pompe de la création du Campus Ubisoft a laissé plusieurs personnes perplexes. D’autant que cette annonce s’est faite sans qu’aucune consultation digne de ce nom soit faite auprès des professeures et professeurs. Toute collaboration avec l’entreprise privée en matière d’enseignement universitaire n’est peut-être pas à rejeter du revers de la main. Les intérêts pécuniaires devraient cependant n’être qu’un facteur subsidiaire dans l’élaboration de partenariats d’enseignement avec l’entreprise privée.
L’annonce de la création du Campus Ubisoft est certes un bon coup de publicité pour l’Université de Sherbrooke, mais quel sera le prix d’une telle entreprise à plus long terme? L’Université devrait avoir la décence et le courage d’expliquer la nature exacte de l’entente qu’elle vient de signer le 17 août dernier avec Ubisoft. Elle devrait aussi justifier ce partenariat en regard de sa propre mission. Il en va de l’autonomie universitaire, de la liberté académique et de la mission universitaire.
Carole Beaulieu est professeure de biologie à l’Université de Sherbrooke et première vice-présidente du Syndicat des professeures et professeurs de l’Université de Sherbrooke.
1. Voir les Info-SPPUS du 19 mars 2002 et du 23 août 2004 disponibles à www.usherbrooke.ca/sppus/info-sppus/.
Reproduit de l’Info/SPPUS, édition du 6 septembre 2005.
— Photo: Jacques Beauchesne/Université de Sherbrooke —
Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’ACPPU. Tribune libre est une chronique régulière du Bulletin. La rédaction invite les lecteurs à soumettre des articles. Veuillez vous renseigner auprès de Liza Duhaime, la rédactrice en chef (duhaime@caut.ca).