J'aimerais commencer par vous poser une question. Vous êtes-vous déjà sentis « étrangers » dans un environnement particulier? Pensez-y bien. Cela vous est peut-être arrivé le jour de votre entrée à l’école élémentaire, ou bien la première fois que vous avez mis les pieds dans un pays en développement, ou encore lors d’une hospitalisation. Il s’agit en fait de l’une des différentes acceptions du concept sociologique d’aliénation qui, résumée dans les termes les plus simples, s’applique à une situation totalement inconnue d’une personne.
Je crains qu’un grand nombre de nos nouveaux collègues ne ressentent à l’heure actuelle un tel sentiment d’aliénation par rapport à leur nouvel environnement de travail. Et alors, pourriez-vous me rétorquer, le milieu universitaire n’est pas tout à fait nouveau pour eux puisqu’ils y ont fait pendant des années leurs études de premier et de deuxième cycles, leurs études doctorales et même postdoctorales, pour bon nombre d’entre eux. Le nouveau cadre de travail ne leur est peut-être pas totalement inconnu, mais la réalité est toute autre selon la perspective dans laquelle on l’aborde.
Après avoir passé plusieurs années à préparer des épreuves et à rédiger des travaux, voilà que vous avez maintenant la responsabilité de préparer des cours, d’élaborer des demandes de subventions et de siéger à divers comités administratifs. Pour bien des nouvelles recrues, cette expérience d’insertion peut paraître presque insurmontable.
Mais très curieusement, à un moment où l’embauche de nouvelles recrues et le renouvellement du corps professoral sont considérés prioritaires dans la plupart des établissements postsecondaires, nous ne savons pas grand-chose des difficultés auxquelles se heurtent nos collègues en début de carrière, mises à part les données empiriques qui témoignent de cette réalité.
Quoi qu’il en soit, une récente étude
1 commandée par la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU) vient jeter un regard intéressant sur la question. L’analyse est conduite à partir des résultats de groupes de discussion auxquels ont participé des recrues en début de carrière (embauchées au cours des six années précédentes) à l’emploi de huit universités différentes au Québec. Les thèmes abordés ont porté sur les modalités d’embauche, l’intégration dans le milieu, la satisfaction au travail, la conciliation travail-famille et les pistes d’action collective possibles.
L’étude explique dans un premier temps comment le problème se situe en partie dans le parcours des études doctorales. Elle dresse également la liste des difficultés d’intégration des candidats au doctorat que d’autres recherches ont recensées : les sentiments d’isolement et de combat, l’interprétation des messages souvent contradictoires sur l’importance à accorder au développement des compétences en enseignement et en recherche, ainsi que le manque de soutien, l’insatisfaction et l’absence d’esprit de communauté intellectuelle éprouvés à l’intérieur du processus de préparation à la carrière professorale.
Ces raisons conjuguées au très long parcours des études doctorales — une enquête de Statistique Canada constate que les étudiants canadiens inscrits au doctorat mettent en moyenne près de six ans pour obtenir leur diplôme — entraînent un haut taux d’abandon des doctorants. Malheureusement, nous ne disposons pas de données complètes à ce sujet.
Le contexte de travail dans lequel nos nouveaux collègues évoluent diffèrent passablement de celui où bon nombre d’entre nous ont amorcé leur carrière professorale. Le volume de travail et la complexité des tâches n’ont cessé de s’accroître ces dix dernières années en conséquence de plusieurs facteurs : la compression des budgets de l’éducation postsecondaire, la suppression de postes au sein du personnel académique, la priorité absolue accordée à la mise sur pied d’un programme de recherche financé en grande partie de l’extérieur, ainsi que la participation attendue à divers comités administratifs.
Parmi les témoignages entendus dans le cadre des groupes de discussion, il a été question des longues heures de travail exigées de l’effectif professoral — jusqu’à 15 heures par jour, six voire sept jours sur sept. Si tous les participants s’entendent pour dire que la première année est de loin la plus difficile, la plupart d’entre eux considèrent les cinq premières années comme la période de leur carrière la plus pénible où les exigences véritables de l’emploi combinées avec les autres pressions simultanées (finances, famille, besoins particuliers du conjoint ou de la conjointe) mettent sérieusement à l’épreuve leur bien-être physique et mental.
La plupart des participants avouent s’être demandés s’il valait la peine de sacrifier leur vie personnelle pour réussir leur vie professionnelle. Et puis c’est sans compter les événements de la vie quotidienne, comme la naissance d’un enfant, le décès ou la maladie d’un conjoint ou d’un membre de la famille, ou encore une rupture conjugale, qui peuvent venir exacerber les sources de stress. Mais quelles que soient les difficultés rencontrées, les recrues en début de carrière estiment qu’elles n’ont guère le choix. Le message qui leur est transmis semble clair : « ou bien elles s’acquitteront de leurs tâches, ou bien elles devront partir ». Que cela leur plaise ou non, elles sont vouées à devenir des bourreaux de travail.
S’ajoute également à ces pressions la confusion ressentie face aux critères d’évaluation en vue de la permanence et des possibilités de promotion. Dans de nombreux cas, les recrues travaillent d’arrache-pied pour satisfaire aux exigences qu’elles attribuent à leur département, et découvrir finalement, le moment de l’évaluation venu, que les critères établis à l’origine sont soumis à une interprétation différente ou que leur nombre a augmenté dans l’intervalle. Les professeurs en début de carrière sont tenus également d’élaborer des cours qui n’entrent pas dans leur domaine de spécialisation et de dispenser des cours d’introduction à des effectifs de classe élevés ou des cours obligatoires difficiles qu’aucun autre professeur ne veut donner.
De même, les recrues sont sollicitées tous azimuts pour faire partie des différents comités en remplacement des membres plus anciens du corps professoral qui estiment avoir fait leur part.
Il n’est guère étonnant, comme le souligne l’étude de la FQPPU, que les recrues soient si nombreuses à dénoncer le décalage entre les « nouveaux » et les « anciens » professeurs au sein des départements d’embauche. L’individualisme généralisé, la très faible collégialité, le défi de maîtriser la culture organisationnelle de l’unité d’appartenance (pour emprunter une autre notion à la sociologie), ainsi que l’absence générale de reconnaissance de la part des collègues pour la qualité du travail accompli sont les principaux problèmes auxquels sont confrontés les nouveaux membres du corps professoral.
Les conséquences de l’ensemble de ces pressions sur les nouveaux professeurs sont facilement prévisibles. Aux prises avec le stress et un sentiment d’isolement, ils doivent en plus basculer en « mode de survie » ou encore vivre des épisodes d’épuisement professionnel, et même — bien plus souvent que nous le pensons — abandonner complètement la profession.
L’étude de la FQPPU constate à partir des données d’une autre enquête menée à la grandeur du Québec que 29 % en moyenne des recrues embauchées entre 1998 et 2003 ont quitté le milieu universitaire, soit un taux de déperdition d’environ 10 % après un an et de plus de 30 % après cinq ans. De telles statistiques sont alarmantes dans toutes les circonstances, mais elle le sont d’autant plus dans le contexte global du renouvellement du corps professoral. Les établissements d’enseignement doivent prendre conscience de la futilité possible du recrutement et du renouvellement s’ils n’abordent pas au préalable le problème de rétention.
Cette étude dresse-t-elle le portrait d’une situation « unique au Québec »? Vue sous l’angle de nos milieux universitaires respectifs, ce portrait ne dépeint-il pas quelque chose de très familier? Je serais prêt à parier que les constatations de la FQPPU sur les universités québécoises concernent l’ensemble des établissements postsecondaires au pays. Il pourrait être utile que ces institutions sondent leurs propres recrues, dans le cadre d’enquêtes ou de groupes de discussion, afin de connaître leurs opinions sur le milieu académique en général. Et si un tel exercice devait mettre en
lumière le même phénomène sur toute la ligne, quelle démarche devrions-nous adopter?
Je vous invite à lire la suite de mon propos à ce sujet dans l’édition du mois prochain.
1. Nathalie Dyke, Renouvellement du corps professoral dans les universités au Québec : Profil et expérience d’insertion des recrues en début de carrière, FQPPU, 2006
www.fqppu.org/pdf/corps_professoral/Profiletexperiencedinsertiondesrecrues.pdf.