Vous aurez remarqué que la politique d’enseignement supérieur ne figurait pas au rang des enjeux de la dernière campagne électorale fédérale. Le programme du Parti conservateur, reporté au pouvoir, ne comportait rien à ce sujet. Pourquoi? Cela semble évident : la crise économique et les questions de leadership ont pris peu à peu toute la place. La raison profonde de ce silence demeure cependant importante pour la communauté de l’enseignement et l’ACPPU, porte-parole national du corps professoral des universités et des collèges au Canada.
Notre pays est l’un des rares à ne pas avoir de ministère national de l’éducation. S’il en est ainsi, c’est que l’éducation est du ressort des provinces et que celles-ci s’y opposeraient certainement. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de politique fédérale en la matière. Bien au contraire. L’État remet chaque année environ trois milliards de dollars aux provinces par l’intermédiaire du Transfert canadien en matière de programmes sociaux, des fonds octroyés aux trois organismes subventionnaires et d’un ensemble de mesures qui, mises en place au cours de la dernière décennie, ont largement contribué à transformer le paysage de la recherche postsecondaire.
Mentionnons notamment la création, en 1997, de la Fondation canadienne pour l’innovation ainsi que la transformation, en avril 2000, du Conseil de recherches médicales en Instituts de recherche en santé du Canada, laquelle a coïncidé avec une augmentation du financement; l’attribution d’importants fonds additionnels au Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie et, dans une moindre mesure, au Conseil de recherche en sciences humaines; la création des Bourses du millénaire, des Chaires de recherche du Canada et du Programme de bourses d’études supérieures; ainsi que le remboursement aux établissements des coûts indirects de la recherche.
Dans son livre The Way it Works: Inside Ottawa, Eddie Goldenberg explique comment l’innovation a été rendue possible en l’absence d’un organisme fédéral voué à l’enseignement supérieur. Des idées ont été avancées par des personnes choisies, puis ont été converties en politiques par un cercle d’élite et vendues directement au premier ministre d’alors, Jean Chrétien. Ces groupes d’exception comprenaient quelques chercheurs, les recteurs des quatre ou cinq universités les plus influentes, des sous-ministres fédéraux et des gens comme M. Goldenberg qui oeuvraient au cabinet même du premier ministre. Les possibilités données à la communauté de l’enseignement supérieur de faire connaître son point de vue étaient très restreintes.
Les décisions politiques étant ainsi prises dans le secret, que dire de la manière dont le gouvernement de Stephen Harper traite la question de l’éducation? Les Conservateurs ont pris appui sur le programme de leurs prédécesseurs libéraux, dont ils se sont cependant éloignés pour poursuivre la commercialisation et, en conséquence, l’intégration des secteurs privé et postsecondaire. La politique adoptée par le gouvernement actuel, exposée en 2006 dans le plan économique Avantage Canada et en 2007 dans le document stratégique Réaliser le potentiel des sciences et de la technologie au profit du Canada, soulève plusieurs questions inquiétantes quant à l’avenir des programmes de recherche postsecondaire.
La commercialisation s’opère en grande partie par la voie des programmes des Réseaux de centres d’excellence — une initiative libérale — qui financent des partenariats entre les chercheurs universitaires et l’industrie pour rendre la recherche commercialement viable. Les Conservateurs promettent d’établir des réseaux dirigés par les entreprises et de créer un conseil consultatif du secteur privé pour favoriser la participation de celui-ci aux réseaux de recherche. Les partenariats entre les collèges et le secteur privé seront accrus grâce à un programme permanent d’innovation dans les collèges et la collectivité.
Quel est l’effet sur la recherche fondamentale de la place accordée par le gouvernement à la commercialisation? La prestigieuse revue scientifique Nature a soulevé la question à deux reprises l’an dernier. Dans un éditorial virulent paru en février, elle parle du mépris flagrant du gouvernement Harper pour la science et s’inquiète particulièrement de l’impartialité et de l’indépendance du nouveau Conseil des sciences, de la technologie et de l’innovation, mis sur pied pour supprimer graduellement le bureau du conseiller national des sciences. Le périodique signale également que les subventions n’étant accordées qu’en partenariat, de nombreux projets fort intéressants sont sous-financés ou ne le sont pas du tout. Un article publié dans le numéro de septembre dénonce le fait que la politique scientifique du gouvernement accorde une importance excessive à la recherche à caractère commercial au détriment de la recherche fondamentale à long terme.
Alors que la commercialisation prend de plus en plus vite une place prépondérante, des efforts sont sans cesse déployés pour orienter la recherche en fonction des priorités du gouvernement. En particulier, le financement sera dirigé vers quatre domaines de recherche prioritaires désignés par le Conseil des académies canadiennes : sciences et technologies de l’environnement, ressources naturelles et énergie, sciences et technologies de la santé et sciences de la vie connexes, ainsi que technologies de l’information et des communications. Les organismes subventionnaires doivent également faire face à des demandes accrues sur le plan de la responsabilisation et sont tenus de rendre davantage de comptes, de conclure plus de partenariats public-privé et de travailler de plus près avec les secteurs communautaire et des affaires.
L’intégration du milieu universitaire et du monde des affaires se fait rapidement. En 1996, le conseil d’administration du CRSH, qui se composait de 22 membres, comprenait onze universitaires, trois administrateurs d’université, un étudiant, une personne issue du secteur privé, deux représentants du CRSH et quatre dirigeants d’ONG. En 2001, il comptait dix membres du corps universitaire, cinq administrateurs, quatre cadres d’entreprise, deux représentants du CRSH et un dirigeant d’ONG. En 2008, il a été réduit à 19 membres, dont trois seulement sont des universitaires, sept sont des administrateurs d’université, sept dirigent des entreprises, un représente le CRSH et un seul est membre d’un ONG.
Le renforcement par le gouvernement conservateur des programmes de recherche et développement des entreprises et de l’État représente un parti pris en faveur du capital. Mais ce qui est plus grave, c’est qu’il favorise les besoins fondamentalement opportunistes et à court terme des entreprises et du gouvernement au détriment de ceux à long terme de la science, des arts, des sciences humaines et de la société elle-même.