Dans un discours prononcé en 1995, l’éminent juriste et ancien recteur de l’Université York, Harry Arthurs, soutenait que la liberté académique est une valeur fondamentale, voire l’unique valeur fondamentale de la vie universitaire. Mais comment cette valeur se manifeste-t-elle réellement dans la pratique quotidienne du personnel académique au sein des départements et des établissements?
Traditionnellement, la liberté académique se rapporte au droit pour les membres du corps professoral d’enseigner comme ils l’entendent et d’exprimer leurs opinions, non seulement sur la matière qu’ils enseignent et leur domaine de recherche, mais aussi sur des questions sociales générales, sans crainte de censure et de représailles. D’un point de vue institutionnel, cette liberté contribue au caractère démocratique et collégial de l’organisation de l’enseignement et de la recherche ainsi qu’à l’orientation générale des établissements. Cependant, il devient de plus en plus évident que cette vision entre en conflit avec les idées de gestion entrepreneuriale et les exigences à court terme des gouvernements qui règlent les factures.
Les raisons pour l’ACPPU de croire que la liberté académique est menacée au Canada ne cessent de s’accumuler. Cette préoccupation reflète le mandat et le rôle qui nous sont attribués, c’est-à-dire de défendre ceux de nos collègues dont la liberté a été violée. Au pays, comparativement à leur grand nombre, peu de membres du personnel académique sont directement concernés par ce problème, et il se peut que l’on nous reproche de réagir de façon exagérée alors que la liberté académique jouit actuellement d’un grand respect, exception faite de quelques cas. Mais il importe précisément d’accorder une attention particulière à chacun de ces incidents, car ils peuvent établir des précédents pouvant ouvrir la voie à des changements dangereux et généralisés dans les universités et les collèges.
Les répercussions peuvent se produire de trois façons. D’abord, comme les établissements postsecondaires sont des milieux où les liens sont très serrés, la persécution d’un seul collègue exprimant un point de vue controversé est vite connue et suffit pour dissuader tous les autres sur l’ensemble du campus. Ensuite, explicitement ou non, dans l’intérêt de leur propre préservation, les organes collégiaux qui se sentent menacés peuvent éviter de financer des recherches, des conférences et d’autres activités savantes « controversées ». Finalement, les établissements peuvent profiter d’incidents en apparence mineurs pour instaurer des codes de conduite à l’intention des étudiants ainsi que des politiques de respect dans le milieu de travail qui pourraient porter sérieusement atteinte à la liberté académique et à la liberté d’expression.
Des événements récents survenus à l’Université York ont soulevé ces trois préoccupations. En automne dernier, le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) a décidé d’octroyer des fonds pour la tenue d’un colloque intitulé Israel/Palestine: Mapping Models of Statehood and Paths to Peace (Israël et Palestine : Établir des modèles de relations diplomatiques et un accord de paix) et prévu en juin de cette année dans l’établissement en question. Le projet était organisé en collaboration entre des membres du personnel enseignant des universités York et Queen’s. Or, l’événement a suscité toute une polémique lorsque le ministre d’État aux Sciences et à la Technologie, Gary Goodyear, responsable des trois organismes subventionnaires, a demandé au CRSH de revoir sa décision de financer le colloque.
M. Goodyear aurait apparemment subi des pressions de la part d’un certain nombre d’organisations non universitaires, en particulier le B’nai Brith, qui s’est dit offensé par ce colloque et ses conférenciers. Le président du CRSH, Chad Gaffield, a accédé à la requête du ministre exigeant des organisateurs qu’ils justifient leur programme. L’événement s’est finalement déroulé sans complication, mais sous une sécurité accrue.
L’ACPPU, à laquelle se sont joints des universitaires de partout au Canada, a dénoncé cette tentative d’ingérence politique dans la décision d’un conseil subventionnaire indépendant ainsi que le fait pour le CRSH d’avoir cédé aux pressions, affaiblissant ainsi l’intégrité des processus de contrôle par les pairs. Il s’agit incontestablement d’une atteinte à la liberté académique. Et l’histoire se poursuit.
En effet, Mamdouh Shoukri, le recteur actuel de l’Université York, a défendu le colloque en soutenant que les questions qui y seraient abordées étaient largement débattues sur la scène internationale, y compris en Israël et en Palestine, ainsi que par certaines des personnes mêmes invitées à assister à l’événement. Cependant, après la tenue de ce dernier, M. Shoukri a ordonné une enquête sur sa planification et son organisation. Compte tenu des procédures en cours au CRSH pour l’attribution de fonds et du droit de nos collègues de choisir librement des sujets de débat appropriés, cette enquête ne peut être qu’une tentative pour amadouer les organismes externes (et les donateurs) furieux que l’Université York ait parrainé l’événement, et elle constitue une froide réprimande aux membres du corps professoral qui l’ont organisé.
En annonçant l’enquête, M. Shoukri a déclaré que les universités sont obligées de soutenir tout débat sur les sujets préoccupants de l’actualité et qu’elles doivent également assurer l’échange respectueux d’idées fondées sur des recherches. Au premier abord, cet énoncé semble inoffensif, mais la deuxième partie de la phrase fait une allusion inquiétante à une restriction de la liberté académique.
Lorsqu’il est question d’Israël et de la Palestine, ou de toute autre question politique, il n’est pas raisonnable de juger que certaines idées sont plus que d’autres « fondées sur des recherches », et un tel critère pourrait mener à limiter les opinions controversées, voire « offensantes ». De plus, le terme respectueux est lourd de sens et peut trop facilement être utilisé pour exclure certains sujets dans un débat sous prétexte qu’ils ne respectent pas les opinions politiques établies, ce qui peut se produire lorsque l’attention est mise sur la nature des propos plutôt que sur l’essence de la discussion.
L’ACPPU nourrit de telles craintes à propos de ce colloque qu’elle a, à son tour, commandé une enquête indépendante à Jon Thompson, professeur émérite à l’Université du Nouveau-Brunswick et sommité en matière de liberté académique. En novembre prochain, M. Thompson présentera son rapport à l’ACPPU, qui rendra le document public.
En bref, un climat de réglementation croissante est en train d’éroder peu à peu la liberté académi que. En même temps, on constate aux États-Unis comme ailleurs au Canada que des menaces déclarées rendent la vie difficile aux universitaires qui affichent certaines opinions. À cet égard, voyez par exemple les activités du David Horowitz Freedom Center de Californie. C’est à nos risques et périls que nous n’en tenons pas compte.