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Les Archives du Bulletin de l'ACPPU, 1992-2016

décembre 2009

Péril en la demeure des bibliothécaires

Par Penni Stewart
Une menace pèse sur les bibliothécaires et la bibliothécono­mie dans les universités et collèges canadiens. Invoquant la nécessité de réduire les budgets et de recourir aux nouvelles technologies, les administrateurs de bibliothèque dé­qua­li­fient et éliminent les postes de bibliothécaires.

Deux postes de bibliothécaires principaux ont été déclarés superflus à l’Université McMaster au printemps dernier. Plus récemment, les bibliothécaires de l’Université de Western Ontario, qui négociaient leur première convention collective, ont presque été amenés à faire la grève pour défendre leur statut professionnel. À l’Université McGill, face à la mise en péril de leur li­berté académique et de leur statut professionnel, les bibliothécaires ont demandé à l’ACPPU d’établir un comité d’enquête sur la liberté académique.

Il est certes tentant d’invoquer l’influence que les agents du changement technologique, en particulier les omniprésents moteurs de re­cherche, et le perfectionnement des catalogues de bibliothèque, des bases de données et de la technologie à résolveur exercent sur les emplois dans les bibliothèques. Mais en l’absence d’une bonne compréhension de l’univers de l’information, s’en remettre entièrement à la technologie mènerait ra­pi­­dement à une multitude de réf­é­rences peu fiables. De fait, à me­sure qu’augmentent les exigences en matière d’infoculture, les bibliothécaires sont de plus en plus appelés à faire comprendre ce nouvel univers aux étudiants pour optimiser l’utilisation des ou­tils automatisés en perpétuelle évolution.

Derrière les avant-postes, les bibliothécaires sont chargés également d’acquérir et de préserver les fonds de bibliothèque ainsi que d’autres ressources documentaires de plus en plus variées et nombreuses. Beaucoup sont spécialisés et détiennent un diplôme d’études supérieures dans un domaine particulier en plus d’un grade en bi­bliothéconomie, en sciences de l’information ou en archivistique.

Les bibliothécaires des universités font partie intégrante du personnel académique et ont, entre autres responsabilités professionnelles, celle de mener des travaux de recherche et d’érudition. Pourtant, les administrateurs de bibliothèque remplacent de plus en plus les bibliothécaires spécialisés par des « généra­listes » afin d’accroître leur marge de manoeuvre, mais ils le font aux dépens de la qualité des services offerts à la communauté universitaire. D’autres estiment que les tâches figurant dans la description de fonctions des bibliothécaires peuvent être dégroupées et confiées à des bibliotechniciens.

Or, ce qui est en jeu ici, c’est la liberté académique, sans parler d’emplois professionnels indispensables. La liberté académique est d’une importance capitale pour les bibliothécaires, qui ont le devoir de s’assurer que l’information et les idées sont diffusées le plus largement possible. Au lieu de ren­dre la liberté académique surannée, le changement technologique produit de nouveaux défis. Les bibliothécaires ont occupé le devant de la scène dans les luttes pour défendre la propriété intellectuelle et protéger le droit d’auteur.

Ils ont beaucoup contribué à définir l’accès à l’information et à justifier la liberté d’accès dans les sociétés démocratiques. Lorsqu’il s’agit de redéfinir la liberté académique face aux progrès technologiques incessants, les bibliothécaires sont toujours à l’avant-garde.

Les bibliothécaires sont soumis à des pressions financières qui se traduisent par une précarisation du travail académique imposée de plus en plus par les administrateurs. Le but recherché est de remplacer le personnel académique par des candidats moins bien rémunérés, dont bon nombre possèdent des doctorats mais ne peuvent trouver un emploi menant à la permanence. Dans certains des plus grands établissements canadiens, au moins la moitié des cours sont dispensés par des enseignants à temps partiel. Mais le danger qu’affrontent les bibliothécaires est encore plus fondamental car c’est la « déqua­lification » de leur travail qui est en cause.

Comme celles et ceux qui n’ont pas le même niveau de formation que les bibliothécaires ne peuvent pas faire le travail demandé, les tâches professionnelles des bibliothécaires sont simplifiées ou divi­sées en domaines techniques res­trictifs, puis redistribuées. Dans de nombreuses bibliothèques, le travail qui, auparavant, était jugé comme relevant exclusivement des bibliothécaires professionnels est dégroupé et réparti parmi le personnel de soutien.

Dans d’autres établissements, des membres du personnel de soutien sont affectés au bureau des renseignements et peuvent siéger aux conseils de bibliothèque et à d’autres comités en leur qualité de mem­bres de l’équipe « professionnelle ». Certaines bibliothèques regroupent maintenant tous les services bi­bliothécaires dans un seul poste qui n’est pas occupé par des bibliothécaires. Le catalogage est aussi de plus en plus externalisé. Une option encore moins chère consiste à recourir à des stagiaires qui sont chargés de prêter main-forte dans des domaines comme les technologies de l’information.

Une autre façon d’économiser est de bloquer les effectifs, alors que le nombre d’inscriptions continue d’augmenter, ou de ne pas combler les postes de bibliothécaire devenus vacants par attrition.

On s’efforce également de dévaloriser la spécialisation et de faire des compétences des bibliothécaires des compétences génériques. Dans la nouvelle bibliothèque réduite à sa plus simple expression, on fait savoir aux bibliothécaires qu’ils ne devraient plus s’attendre à travailler principalement ou exclusivement dans leur discipline. Récemment, au cours de négociations, la haute direction de Western Ontario a voulu s’arroger le droit de réaffec­ter le personnel d’une bibliothèque à une autre sans tenir compte de la spécialité.

Les innovations technologiques et les économies budgétaires changent également le rôle des bibliothécaires. Maintenant, c’est souvent la haute direction qui prend les décisions au sujet du développement et de la gestion des collections, acti­vités clés traditionnellement réservées aux bibliothécaires, ce qui est révélateur des marchés globaux devenus monnaie courante.

À mesure que le rôle des bibliothécaires se rétrécit et qu’il est plus supervisé, la liberté académique s’effrite. Dans certains établissements, les bibliothécaires disent que la haute direction cherche à encadrer la préparation des programmes d’études et des cours, à contrôler la participation aux activités de gouvernance et aux congrès savants et professionnels et à superviser les travaux d’érudition des bibliothécaires en revoyant leurs articles et leurs demandes de subvention avant leur soumission ou leur publication.

Il est d’une urgence capitale de défendre le rôle des bibliothécaires dans nos établissements postsecon­daires. Pour bien se protéger de cette agression contre la profession, il faut obtenir le soutien de l’en­sem­ble du personnel académique dans ces établissements. Et le meilleur moyen de se prémunir contre le danger est de s’affirmer et d’exi­ger le respect de ses droits au moment de négocier des conventions collectives.