L'été, saison propice aux pitreries, facéties et autres cabrioles, a déchaîné cette année une féroce polémique lorsque le ministre de l’Industrie Tony Clement a discrètement annoncé, par un samedi après-midi de juin, que le gouvernement fédéral remplaçait le questionnaire détaillé obligatoire du recensement par une version abrégée à participation facultative. Tant de choses ont été écrites sur les répercussions éventuelles de cette décision sur les moyens de recueillir des données étoffées et fiables sur des questions clés comme l’immigration, la famille et la structure du foyer, l’origine ethnique, l’incapacité, la démographie et l’emploi qu’il n’est nullement besoin d’en rajouter. On peut difficilement imaginer un changement d’orientation qui aura réuni dans un même concert d’indignation banquiers, petites entreprises, responsables d’études de marché, urbanistes, groupes religieux, professeurs d’université et de collège, ONG, l’Association canadienne des statisticiens et même deux (désormais anciens) statisticiens en chef. L’ACPPU est également aux premières lignes du mouvement d’opposition.
Les données du dernier recensement ont permis de constituer les échantillons sur lesquels s’appuient deux importantes enquêtes post-censitaires — à partir de réinterviews menées avec des personnes identifiées comme ayant certaines caractéristiques. L’Enquête sur la participation et les limitations d’activités — maintenant abandonnée — était l’unique source d’information systématique sur les personnes ayant une incapacité. De même, l’Enquête auprès des peuples autochtones (EAPA) est la seule qui permette de recueillir des données sur les conditions sociales et économiques des Autochtones vivant dans les réserves et à l’extérieur. Même si l’EAPA continuera, semble-t-il, d’être effectuée, elle souffrira, en conséquence de la réforme de la formule de recensement, d’un sous-dénombrement disproportionné des Autochtones vivant dans les milieux urbains.
De façon plus générale, les données sur les caractéristiques démographiques et socio-économiques des Canadiens racialisés sont produites principalement à partir des résultats du recensement détaillé. Sous le prétexte d’une atteinte à la vie privée, la décision de supprimer le long questionnaire semble s’inscrire dans un effort explicite d’empêcher toute mesure des disparités, non seulement selon l’origine ethnique et l’incapacité, mais aussi selon la communauté, le sexe, le statut d’immigration et la langue.
Plusieurs enquêtes nationales génératrices de données uniques ont été éliminées ou sont sur le point de l’être. L’enquête annuelle des employeurs sur le milieu de travail et les employés, qui était axée sur un large éventail de questions telles que les emplois disponibles, les avantages sociaux et les régimes de retraite, a été abandonnée en 2009. Et aucun intérêt n’est porté à la nécessité de mener périodiquement des études sur la richesse, laquelle est en fait répartie beaucoup plus inégalement que le revenu.
L’abandon du questionnaire long obligatoire est motivé par l’idéologie d’un gouvernement désormais connu pour sa propension au secret et sa volonté de contrôler l’information, et profondément méfiant envers Statistique Canada et ses données. Dans un billet publié sur son blogue
The Mark le 23 juillet dernier, Paul Saurette fait valoir que le gouvernement, en s’employant à réduire le volume de l’information accessible et à entacher la crédibilité des données collectées, cherche à faire entrave à l’action des critiques sociaux. Le travail de sape de la comparabilité des données du recensement acquises depuis 1971 rendra impossible de suivre l’évolution dans le temps des changements sociaux et structurels.
Paul Saurette tient le raisonnement suivant : « Moins ces questions structurelles attireront l’attention, moins il est probable que les groupes de pression seront en mesure de persuader les Canadiens de la nécessité des programmes gouvernementaux. Moins les programmes gouvernementaux apparaîtront nécessaires, moins le gouvernement proprement dit semblera d’une grande utilité. Et moins le gouvernement proprement dit semblera d’une grande utilité, plus les valeurs et les principes conservateurs asservis au marché seront susceptibles de sévir. »
Le fiasco entourant le recensement est le point culminant d’une stratégie entamée en 2006 avec les compressions faites dans les programmes consacrés à l’égalité des sexes, pour exemple les 5 millions de dollars retranchés du budget de recherche de Condition féminine Canada et la fermeture de 12 de ses 16 bureaux et les coupes sombres opérées dans le Programme de contestation judiciaire, qui servait à financer les recours judiciaires en matière de droits de la personne. C’est en 2006 également qu’il était mis fin au financement de la Commission de réforme du droit du Canada, cet organisme indépendant créé en 1971 pour assurer la tenue à jour des lois fédérales et analyser les enjeux politiques clés.
En 2008, c’était au tour du Conseil canadien de développement social, du Childcare Resource and Research Unit de l’Université de Toronto, de l’Association nationale Femmes et Droit ainsi que du Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes de subir des compressions. L’année suivante, les répercussions se sont étendues aux groupes de pression et aux organismes de défense d’intérêt public et de promotion de la justice sociale, dans un premier temps par le retrait des fonds alloués aux Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques et à Kairos, un organisme voué à la promotion des droits humains et de la formation dans le monde qui était financé par l’Agence canadienne de développement international depuis 1973.
Il est devenu encore plus difficile cette année de travailler à la promotion et à la défense des droits après la fermeture des bureaux de la commission des droits de la personne à Toronto, Halifax et Vancouver. Les fonds versés à une bonne dizaine d’organismes de défense des droits à l’égalité des sexes et des races ont été amputés, notamment ceux du Conseil canadien pour la coopération internationale, du Centre pour les droits à l’égalité au logement et de la Fondation autochtone de guérison.
Mais ce qui est encore plus inquiétant, c’est la conviction ouvertement exprimée que toute critique à l’égard des politiques gouvernementales est vite passible de représailles. C’est ce qu’a bien fait comprendre un récent article du
Globe and Mail selon lequel le Cabinet du Premier ministre aurait déclaré, au sujet d’une pièce de théâtre inscrite au programme du Summerworks Theatre Festival de Toronto, subventionné par les trois ordres de gouvernement, qu’il était « extrêmement déçu » de constater que des fonds publics fédéraux servaient à financer des représentations théâtrales qui « glorifient le terrorisme ».
Nous devons à tout prix lutter contre une telle érosion des droits civils et des institutions démocratiques. Dans ce sens, l’ACPPU a récemment adhérer à la nouvelle coalition Voices-Voix, un regroupement d’organismes militant pour la défense de notre espace démocratique. Cette coalition a publié une
déclaration dans laquelle elle affirme : « Depuis 2006, le gouvernement du Canada mine systématiquement les institutions et les pratiques démocratiques, la libre expression ainsi que d’autres droits humains fondamentaux. »
Voices-Voix demande au gouvernement fédéral de respecter le droit à la liberté d’opinion et d’expression, d’agir en accord avec les traditions et les valeurs démocratiques du Canada et de faire preuve d’une plus grande transparence.