Les dernières années nous ont appris beaucoup de choses sur les gouvernements minoritaires. D’après les idées reçues, un gouvernement minoritaire doit fonctionner par consensus, et le Parlement veille à ce qu’il ne dépasse pas les bornes dans un domaine ou dans un autre. Ainsi, il gouverne de façon à ce que les préférences de la majorité l’emportent, comme il se doit, sur celles de la minorité. Au palier fédéral, par contre, le gouvernement, qu’il soit majoritaire ou minoritaire, est le gouvernement, et il détient un pouvoir quasi absolu sur l’immense appareil étatique du pays. Or, voilà que Stephen Harper a apporté une innovation majeure en opérant une rupture entre le Parlement et la direction des affaires de l’État et en s’ingéniant à transformer l’État et la société du Canada.
Cantonné dans sa minorité, le gouvernement Harper s’est évertué à réaliser une transformation culturelle. Le paysage social a été décimé par les compressions budgétaires. Des programmes bien établis, comme le Programme de contestation judiciaire, le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et Kairos, ne reçoivent plus un sou. Sans parler des petits organismes communautaires qui s’occupent des immigrants, des réfugiés et de la classe ouvrière. Prenons l’exemple du centre communautaire Davenport-Perth, qui a pignon sur rue près de chez moi et qui offre dans un secteur défavorisé de Toronto divers services à la collectivité, notamment en matière de santé. Ce qui est directement ciblé par de telles « initiatives » gouvernementales, ce sont l’équité et les organismes qui oeuvrent auprès de groupes marginalisés.
Cependant, l’abolition du questionnaire détaillé obligatoire du recensement l’été dernier est une décision d’un tout autre ordre. Montrant on ne peut plus clairement son mépris de l’intellectualisme, son goût du secret et son opportunisme, M. Harper a tenu tête à ses propres ministres de même qu’à une coalition sans précédent d’universitaires, d’étudiants, de professionnels de la santé, de sociétés parmi les plus prestigieuses, de chefs religieux et de dirigeants d’entreprises. C’était du jamais vu : le gouvernement manifestait de façon absolument flagrante ses desseins de restructuration fondamentale de la démocratie canadienne par le triomphe de la responsabilité personnelle sur la responsabilité collective, le mercantilisme et les valeurs profondément conservatrices. Le formulaire long du recensement relevait les inégalités sociales qui sont le fait de politiques néo-conservatrices. D’où la nécessité de le faire disparaître à tout prix.
Ce qui m’amène à mon « étude de cas » sur la refonte d’organismes gouvernementaux en fonction de l’image étatique : la modernisation de Bibliothèque et Archives Canada. Née de la fusion de la Bibliothèque nationale et des Archives nationales en 2004, cette nouvelle entité est l’institution canadienne qui a la responsabilité de l’acquisition et de la gestion de notre histoire culturelle. Elle doit veiller à ce que les historiens, les généalogistes, les chercheurs et les citoyens ordinaires d’aujourd’hui et de demain puissent consulter des documents complets et transparents sur leur société. En plus de préserver notre mémoire collective, ces documents permettent d’obliger les gouvernants à rendre des comptes aux citoyens.
Acquérir et conserver des documents publics a été, de tout temps, la tâche de bibliothécaires et d’archivistes professionnels. Dans un article paru dans la Literary Review of Canada, Susan Crean déclare que les archivistes sont les vrais trésors de la recherche archivistique. Malheureusement, bibliothécaires et archivistes sont aujourd’hui absents de la direction de Bibliothèque et Archives Canada. C’est un économiste, Daniel Caron, qui a été nommé bibliothécaire et archiviste du Canada en 2009, et son équipe de haute direction ne compte aucun bibliothécaire ni archiviste professionnel.
Amorcé au printemps dernier, le projet de modernisation a pour objectif d’examiner la façon dont les collections sont acquises et préservées. La numérisation s’est hissée au sommet des priorités, l’emportant sur le soutien nécessaire à la consultation de documents papier en salle de lecture. D’après Bibliothèque et Archives Canada, l’ère numérique est si complexe et l’information qu’elle véhicule, si abondante, que « tout ne peut pas être acquis et conservé », ce qui nécessitera la prise de « décisions éclairées par rapport à la préservation ». Voilà qui inquiète les historiens et les autres personnes qui consultent les archives. Ils craignent que cette nouvelle façon de faire ne produise des archives culturelles étriquées par une sélection mal éclairée ou des critères d’épuration erronés, particulièrement en l’absence de professionnels possédant l’expertise voulue.
Ces inquiétudes sont fondées. Dans un discours prononcé récemment, M. Caron a parlé de la nécessité d’« un nouveau régime de tenue de documents pour l’administration publique » qui permette « la sélection des ressources documentaires à valeur opérationnelle et l’élimination systématique de toutes les autres informations ». La Société historique du Canada (SHC) estime au contraire que la conservation de documents doit reposer sur une philosophie holistique, la valeur d’un document ne devenant souvent manifeste que bien des années après sa production. La SHC croit que la numérisation en soi ne sera jamais complète et faisait observer dernièrement que « (l)a construction d’un bon site Web servira non pas de portail pour l’ensemble des collections, mais plutôt d’outil pratique en vue de préparer son voyage de recherche pour aller effectivement feuilleter des livres ou manipuler des boîtes dans la salle de lecture ».
Décentraliser les lieux de conservation et établir des partenariats avec des organismes externes sont aussi au nombre des mesures envisagées pour Bibliothèque et Archives Canada. La décentralisation ne fera que compliquer la recherche, et à mesure que se multiplieront les collections, les inquiétudes s’accroîtront au sujet du maintien de normes. Dans la foulée des efforts de privatisation du gouvernement Harper, certains des partenariats dont il est question seront conclus avec l’entreprise privée, ce qui mettra en jeu l’accès public à notre patrimoine.
Le nouveau modèle commercial a aussi créé des tensions entre Bibliothèque et Archives Canada (BAC) et ses usagers. La plupart des chercheurs qui consultent les collections de BAC parcourent de grandes distances pour le faire, ce qui exige un service avant ou après les heures habituelles. En 2007, un changement soudain aux services de recherche et de consultation de documents a suscité un tollé. Le conflit s’est soldé par la création d’un « comité consultatif sur les services » constitué de représentants de groupes d’usagers des quatre coins du pays. Le projet n’a cependant pas fait long feu : dès 2009, BAC a simplement cessé de tenir des réunions et laissé la composition du comité s’atrophier. Ainsi, des groupes importants sont exclus de toute consultation publique au sujet des démarches de modernisation.
Le plan de restructuration de Bibliothèque et Archives Canada menace notre patrimoine culturel. L’ACPPU lance une campagne qu’elle mènera sur plusieurs fronts pour montrer qu’il faut absolument ramener des bibliothécaires et des archivistes professionnels au sein de la direction de Bibliothèque et Archives Canada, veiller à ce que les acquisitions visent à préserver l’intégralité des documents historiques, établir des normes et des conditions pour la numérisation sous la supervision de professionnels, tenir une consultation publique et mettre fin à la privatisation des documents d’archives.