Le juge Denny Chin a dit non. « La question consiste à déterminer si le règlement est équitable, adéquat et raisonnable. Je conclus qu’il ne l’est pas. » Voilà comment, dans sa décision rendue le mois dernier, un juge de la cour fédérale de New York a fait essuyer un revers considérable à Google, qui tentait de mettre sur pied une boutique virtuelle privée des oeuvres littéraires du monde.
Le long périple juridique de Google commence en 2004, lorsque l’entreprise amorce la numérisation des collections de plusieurs grandes bibliothèques universitaires des États-Unis. L’entente conclue avec ces dernières mène à la numérisation de plus de 12 millions d’ouvrages, essentiellement sans l’autorisation des auteurs et des maisons d’édition du monde entier.
En 2005, la guilde des auteurs américains et de grandes maisons d’édition ayant leur siège aux États-Unis poursuivent Google pour violation du droit d’auteur. Dans sa défense, la multinationale soutient que puisqu’elle n’entendait mettre initialement que des extraits de livres à la disposition du public, son projet de numérisation est protégé par le principe d’utilisation équitable, c’est-à-dire le droit de copier des oeuvres sans autorisation ni paiement dans certaines conditions.
En octobre 2008, après maints pourparlers et avant l’ouverture des audiences judiciaires, les parties annoncent avoir conclu une entente de règlement permettant à Google d’aller de l’avant avec ses livrels en échange notamment d’un versement comptant aux auteurs et aux maisons d’édition. Des centaines d’objections sont toutefois soulevées en réaction au règlement proposé, lequel est remanié durant toute une année avant qu’une motion d’approbation définitive ne soit déposée auprès de la cour fédérale des États-Unis à New York.
Alors que Google, la guilde des auteurs et diverses maisons d’édition s’estiment satisfaites de l’entente, qu’elles jugent équitable, il n’en va pas de même d’une multitude de personnes et d’organismes, dont l’ACPPU. L’une des objections principales réside dans le fait que le plan constituerait un fardeau excessif pour d’autres fournisseurs, notamment les institutions publiques et les concurrents, laissant pratiquement Google en situation de monopole.
Dans un
mémoire déposé au tribunal, l’ACPPU souligne que les intérêts commerciaux de la guilde empêchent cette dernière de bien représenter, au cours des délibérations, les préoccupations des auteurs académiques canadiens à l’égard du bien public et que, de manière plus générale, le règlement englobe à tort les Canadiens parmi les auteurs visés, ne tient aucun compte des différences majeures entre les législations canadienne et américaine sur le droit d’auteur, fait fi de la spécificité des auteurs québécois et ne prévoit aucune garantie quant à la protection de la vie privée et des renseignements personnels dans le contexte de la surveillance des activités de lecture, un élément fondamental de la liberté académique.
Le juge Chin a d’abord accordé une approbation préliminaire au règlement en novembre 2009 avant de le rejeter dans une
décision de 48 pages rendue publique le 22 mars dernier, citant notamment les nombreux arguments avancés par les opposants, dont l’ACPPU.
« C’est une bonne décision, remarquable par sa clarté et son exhaustivité », soutient David Fewer, directeur général de la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada et avocat de l’ACPPU dans ce dossier. « Google, la guilde et les maisons d’édition peuvent chercher à interjeter appel de la décision ou conclure un nouveau règlement, mais pour l’instant, leur plan s’est soldé par un non sans équivoque de la cour. »
Selon M. Fewer, l’idée de base de Google, de créer une collection numérique en collaboration avec des bibliothèques universitaires, a beaucoup de mérite, et sa numérisation de masse d’oeuvres littéraires pouvait correspondre aux critères de l’utilisation équitable. Les problèmes ont toutefois surgi lorsque le projet s’est transformé en une initiative purement commerciale à l’insistance de la partie demanderesse.
« Le règlement aurait à la fois absous Google de ses activités passées de numérisation et donné le feu vert à la mise en oeuvre future d’un système de distribution de livres qui supprimait un bon nombre des droits que détiennent les auteurs pour régir l’utilisation et la vente de leurs oeuvres », explique l’avocat, ajoutant que le traitement réservé par le règlement aux oeuvres orphelines, c’est-à-dire celles dont le propriétaire n’est pas clairement défini, était particulièrement préoccupant.
Les oeuvres orphelines comprennent un grand nombre de documents historiques et culturels qui appartiennent aux collections d’organismes publics et qui sont souvent très difficiles d’accès pour les membres de la communauté académique désireux de les étudier. Le règlement proposé prévoyait un régime privatisé d’accès à ces oeuvres. Dans son jugement, le juge Chin indique que cette question relève du Congrès, qui examine actuellement des projets de loi à ce sujet.
« La technologie numérique a donné un accès inégalé au savoir, mais la collection commerciale privée qu’envisageait Google ne correspondait pas aux besoins de la communauté académique ni à ceux de bien d’autres personnes », souligne James Turk, directeur général de l’ACPPU. « Le juge Chin a eu raison de rejeter le règlement. »