Le scandale politique entourant Bruce Carson, le conseiller du premier ministre devenu un lobbyiste dont les activités font la manchette, cache le rôle plus insidieux que celui-ci a joué en tant que « quart-arrière politique de la campagne du gouvernement et de l’industrie pour les sables bitumineux », comme l’appelle Keith Stewart de Greenpeace Canada. C’est ce rôle, particulièrement en ce qui a trait aux liens des universités albertaines avec les grandes sociétés pétrolières et le gouvernement dans cette campagne de l’industrie, qui suscite des préoccupations.
En 2007, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a accordé 15 millions de dollars à l’École de l’énergie et de l’environnement du Canada (EEEC), un « centre d’excellence en commercialisation et en recherche ». Fruit d’une collaboration tripartite entre les universités de l’Alberta, de Calgary et de Lethbridge, l’EEEC avait pour mandat original de coordonner et d’appuyer la recherche et la commercialisation en matière d’énergie et d’environnement grâce à des instituts établis dans chacune des universités.
Aujourd’hui, selon le site web de l’École, le mandat de celle-ci consiste à conseiller l’industrie, le milieu académique et le gouvernement « afin de faciliter l’élaboration d’une réglementation juste et d’une législation appropriée en ce qui concerne le développement énergétique ainsi que la protection et la mise en valeur de notre environnement (…) », et à coordonner « les programmes de recherche et programmes d’enseignement en matière d’énergie et d’environnement dans les trois universités partenaires en Alberta (…) ».
Bien que l’École soit apparemment un centre de recherche universitaire, la nomination à sa tête de Bruce Carson, qui a quitté le cabinet du Premier ministre (CPM) en 2008 pour occuper ce poste, est politique. Longtemps stratège politique dans l’administration Harper, M. Carson a été sacré « figure indispensable du CPM » par le magazine Maclean’s en 2008 parce qu’il « assume par intérim les fonctions de chef de cabinet ».
Un article publié récemment dans le magazine électronique indépendant The Tyee explique comment M. Carson sert de trait d’union entre le cabinet du Premier ministre et les grandes entreprises pétrolières. La directrice adjointe de l’EEEC, Zoe Addington, était encore tout récemment directrice des politiques au cabinet du ministre de l’Industrie, Tony Clement.
Un conseil d’administration composé de six personnes sous la présidence de Brian Heidecker supervise l’EEEC. M. Heidecker est aussi président du conseil d’administration de l’Université de l’Alberta. Le conseil de l’EEEC est constitué des recteurs des universités de Calgary, de Lethbridge et de l’Alberta et, curieusement, de Robert Turner, actuellement président du conseil d’administration de l’Université de Lethbridge et vice-président et associé du cabinet d’avocats Fraser Milner Casgrain, ainsi que de Douglas Black, vice-président lui aussi et avocat principal du même cabinet, qui siège également au conseil d’administration de l’Université de Calgary. M. Black est aussi le président fondateur de l’Institut canadien de politique énergétique, dont les membres sont pour la plupart des personnes influentes des grandes sociétés pétrolières et gazières et qui a pour partenaire l’Association canadienne des producteurs pétroliers.
Comme par hasard, Bruce Carson, qui a quitté toutes ses anciennes fonctions, avait également été vice-président de l’Insitut canadien de politique énergétique. À l’EEEC, M. Carson « a travaillé de près avec l’industrie pétrolière pour faire progresser son programme politique, ce qui comprend l’organisation d’une série de “dialogues” sur les sables bitumineux au nom de l’EEEC et de l’Association canadienne des producteurs pétroliers », déclare Keith Stewart de Greenpeace.
Bien entendu, l’exploitation des sables bitumineux et la stratégie énergétique du Canada sont tout ce dont il est question. Dans le numéro de février 2011 d’Options politiques, M. Carson conclut que si l’exploitation des sables bitumineux réussit à faire avancer la recherche scientifique et l’innovation technologique, le Canada pourra exporter son expérience et sa nouvelle technologie dans les pays en développement. C’est là que se trouveront les marchés pour les produits canadiens si nous profitons de la recherche sur les sables bitumineux pour nous diriger vers une économie plus verte.
Il n’y a rien de surprenant à ce que la stratégie nationale du gouvernement Harper en matière d’énergie soit de poursuivre l’exploitation des sables bitumineux. Le problème est le rôle que jouent l’EEEC et le milieu universitaire dans le cadre de cette stratégie.
Dans une récente étude, Jennifer Washburn, du Center for American Progress, a constaté que l’industrie de l’énergie est très enthousiaste à l’idée de collaborer avec les universités pour appuyer la recherche écologique afin de projeter l’image d’une industrie préoccupée par des questions épineuses telles que le changement climatique ou les dommages causés à l’environnement. Cependant, la plus grande partie des dépenses continuent d’être consacrées à l’extraction des gaz et du pétrole.
La gouvernance de l’EEEC soulève d’importantes questions auprès de la communauté académique. Pourquoi les recteurs et des membres du conseil d’administration des trois plus grandes universités de l’Alberta sont-ils à ce point engagés dans cette entreprise? Si nous n’adoptons pas une approche indépendante par rapport aux décideurs politiques, comment pouvons-nous servir l’intérêt public?
L’EEEC ne répond en aucun cas aux exigences de gouvernance collégiale et de transparence. Selon son site web, ses principales activités semblent consister essentiellement à établir des liens entre le gouvernement et l’industrie et à faire très peu sur le plan du savoir. Comment pouvons-nous maintenir notre indépendance académique et assurer l’échange libre et ouvert d’idées devant une alliance aussi solide entre l’entreprise et l’État?
La protection de l’autonomie et de l’intégrité académiques contre les incursions de l’entreprise et de l’État est une question pressante. Partout dans le monde, les grandes entreprises agricoles, pharmaceutiques et énergétiques concluent de plus en plus d‘ententes avec les universités et les collèges à la recherche de nouvelles sources de financement pour appuyer les programmes de recherche et d’enseignement. Nous devons trouver des moyens de protéger la mission des établissements d’enseignement, leur obligation de servir l’intérêt du public et les engagements institutionnels à l’égard de la liberté académique. L’ACCPU travaille de concert avec l’American Association of University Professors pour établir des lignes directrices à l’égard de telles alliances avec les collèges et universités. Ces lignes directrices seront fort importantes dans les années à venir.