Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir
Eric Martin et Maxime Ouellet. Montréal, QC: Lux Éditeur, 2011; 156 pages; ISBN: 978-2-89596-126-0, 14,95 $ CAD.
Recensé par Greg Allain
Université Inc. est un petit livre critique dans la veine de Les défis de l’université au Québec (Roch Denis, VLB Éditeur, 2000) et de La nouvelle université guerrière (Pierre Hébert, Les Éditions Nota Bene, 2001). Comme son sous-titre l’indique, il vise à démontrer la fausseté des mythes entourant la hausse des frais de scolarité dans les universités du Québec et à démystifier la fameuse économie du savoir. L’ouvrage est tout à fait d’actualité puisque sa parution coïncide avec l’annonce d’une nouvelle politique du gouvernement du Québec visant à augmenter les frais de scolarité universitaires de façon significative, annonce qui a donné lieu à d’importantes manifestations étudiantes (sans parler de sa pertinence dans le contexte du Mouvement des indignés (« Occupy ») qui fait rage à l’automne 2011 un peu partout dans le monde). Bien sûr, la situation du Québec est particulière en ce que les frais de scolarité y sont les plus bas au Canada, le résultat d’un choix de société de gouvernements antérieurs afin de faciliter l’accessibilité aux études supérieures. Mais l’argumentation développée par les auteurs, deux jeunes politologues, s’appliquerait aussi bien aux autres provinces canadiennes puisque la logique qu’ils dénoncent est partout la même.
Dès l’introduction, la position des auteurs est claire : « Le phénomène de la hausse des frais de scolarité est le symptôme d’une logique de privatisation et de marchandisation des universités, non seulement de leur financement, mais aussi et surtout de leur finalité. On demande à des institutions, jadis dédiées à la formation intellectuelle et professionnelle, de se transformer en catalyseurs de la croissance du capital. Il s’agit d’un détournement de la mission fondamentale des universités, dont le rôle historique était de transmettre la connaissance et le savoir-faire qui forment le patrimoine intellectuel, culturel et scientifique des sociétés. » (22)
Dans ce contexte, l’ouvrage se veut « un outil de compréhension, un manuel d’auto-défense, mais aussi un appui au mouvement étudiant québécois et international. » (24)
Le premier mythe auquel le livre s’attaque, c’est que la hausse des frais de scolarité est nécessaire parce que les universités sont sous-financées. En fait, selon les données présentées par les auteurs, l’université est plutôt mal financée : la priorité de plus en plus assignée à la recherche « entraîne une augmentation du nombre de gestionnaires et des dépenses bureaucratiques. » (28) Une comparaison Québec-Canada utilisant divers indicateurs démontre que les investissements moyens par étudiant sont plus élevés au Québec, tout comme le montant de recherche subventionnée par étudiant. Autrement dit, « le Québec donne déjà plus de financement public en formation et en recherche à ses universités que les autres provinces… » (32)
Le second mythe veut qu’une hausse des frais de scolarité ne réduise pas l’accès à l’université. Partout l’expérience prouve le contraire : il en résulte plutôt une augmentation de l’endettement étudiant, ou alors un désincitatif aux études supérieures. Et le remboursement proportionnel au revenu ne constitue pas une solution. Les principaux bénéficiaires de telles hausses sont les banques.
Mythe numéro trois : on compensera la hausse des frais par une aide financière accrue. Avec toutes ses contraintes, cette aide ne profitera pas à la vaste majorité des étudiants. Alors, la modulation des frais de scolarité par discipline est-elle plus équitable (mythe numéro quatre)? Les exemples ontarien et britannique ne sont pas encourageants en ce sens. En Ontario, à la suite de la dérèglementation des frais de scolarité en droit, en médecine et en dentisterie, on a constaté une diminution des inscriptions en provenance des classes moyennes et populaires. En Grande-Bretagne, la nouvelle politique conservatrice des établissements d’enseignement supérieur conduira à des programmes, et à des universités, à deux vitesses : les « chics » et les « seconde(s) zone(s) ». (61)
Le cinquième mythe justifie l’accroissement des frais de scolarité par le fait que l’étudiant, ayant investi dans son « capital humain », se verra plus tard récompensé par un meilleur salaire. Les auteurs rétorquent que la théorie du capital humain n’a aucun fondement scientifique : il s’agit au contraire d’un construit idéologique occultant les véritables rapports sociaux, réduisant tout au calcul rationnel et renvoyant à une conception individualiste et utilitariste de l’éducation » (73), où le savoir est instrumentalisé. (71) Il mène à une désolidarisation sociale. Par ailleurs, sur le plan empirique, il est hasardeux de tenter de prévoir les salaires futurs : certains diplômés voudront peut-être faire des carrières hors normes, d’autres verront possiblement leurs occupations dévalorisées sur le marché du travail : l’étude évoque les cas de l’informatique, du multimédia, de la biotechnologie, secteurs où les emplois se font plus rares et où les conditions de travail se sont dégradées. En plus, on cite une récente étude de l’Institut national de la recherche scientifique montrant que « près du tiers de tous les travailleurs québécois sont surdiplômés par rapport à l’emploi qu’ils occupent. » (75) L’endettement étudiant, tout en contribuant à la privatisation des revenus de l’université, jouerait en plus une fonction pédagogique non négligeable, aux dires de l’intellectuel critique américain Noam Chomsky, en assurant la docilité et le carriérisme des étudiants. (80)
Selon le sixième mythe, garder bas le prix des études universitaires diminuerait la valeur des diplômes. Une fois de plus, l’expérience dément ceci : nulle part l’augmentation des frais de scolarité n’a amélioré la qualité des diplômes, elle a plutôt conduit « à un nivellement par le bas ». (89) Si des frais de scolarité accrus amènent les étudiants à travailler davantage, il s’agit de travail salarié nécessaire pour payer les études. (88)
Le septième mythe voudrait que l’autonomie des universités n’ait rien à craindre du financement privé. Cet élément du nouveau capitalisme universitaire (les auteurs renvoient au livre de Slaughter et Leslie, Academic Capitalism, 1999, et à celui de David Noble, Digital Diploma Mills, 2001) introduit les mécanismes du marché dans le fonctionnement de l’université pour en faire une nouvelle entité hybride, quelque part entre une institution publique et une entreprise privée (92-93), et cela mène tout naturellement aux divers projets de réforme de la gouvernance, inspirés par la théorie de la nouvelle gestion publique. (93, 97)
Le huitième mythe avance que le financement des universités pourra grandement compter sur
la commercialisation de la recherche. Les faits contredisent une telle assertion : il ne s’agit pas là d’une importante source de financement, en fait cette opération de commercialisation entraîne des coûts considérables en termes d’infrastructures bureaucratiques (107) et fournit aux entreprises des « laboratoires de sous-traitance » (112) leur permettant de s’approprier du savoir à peu de frais.
Malgré le sombre diagnostic posé, les auteurs ne sont pas pessimistes. Ils concluent en disant : « Les jeux ne sont pas encore faits. Les transformations que nous avons décrites ne sont pas le fruit d’une logique économique inéluctable, il s’agit d’un projet politique. À nous d’en articuler un autre qui accomplira le projet historique d’émancipation de la société québécoise : nous réapproprier ce qui nous appartient déjà. » (120)
L’ouvrage se termine par des témoignages de quatre personnalités publiques québécoises argumentant contre l’augmentation des frais de scolarité : le sociologue Guy Rocher (lauréat en 2009 du Prix d’excellence académique de l’ACPPU), la journaliste et femme politique Lise Payette, l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu et l’universitaire Omar Aktouff, qui démontre, à la façon du budget alternatif fédéral, que le gouvernement du Québec pourrait facilement trouver des sommes importantes pour l’éducation postsecondaire s’il avait la volonté politique de le faire.
Bref, l’ouvrage de Martin et Ouellet est critique et instructif par rapport à un enjeu très actuel qui se pose non seulement au Québec mais partout ailleurs au Canada. S’il n’a pas l’ampleur et la profondeur de certains autres livres (par exemple, Le pacte faustien de l’université d’Aline Giroux, paru à Montréal en 2006 aux Éditions Liber), il n’en constitue pas moins un utile rappel des arguments en faveur d’une véritable université publique, accessible, privilégiant la production et la transmission d’un savoir au service non pas des intérêts marchands, mais de l’ensemble de la société.
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Greg Allain est un ancien président de l’ACPPU siégeant actuellement au Comité de direction comme membre ordinaire représentant les francophones.