À quelles conditions les universités peuvent-elles s’acquitter efficacement de leurs obligations à l’endroit de la société et conserver la confiance du public? Nos établissements publics d’enseignement postsecondaire doivent d’abord et avant tout jouir d’une autonomie et d’une liberté académique pleines et entières. L’intégrité de nos institutions repose sur ces principes fondamentaux, établis de longue date, de la vie académique.
Un examen rapide des énoncés de mission des universités — que l’on a souvent peine à trouver dans leurs sites web — confirme qu’elles sont prioritairement au service de la société. Les énoncés fourmillent d’expressions comme « dans l’intérêt du bien commun », « exclusivement au service des citoyens » ou « l’érudition, un moyen d’améliorer la qualité de la vie ».
Forces vives du bien-être collectif, les universités épousent nos intérêts sur les plans socioéconomique, culturel et politique, et contribuent à leur avancement en créant et en transmettant un savoir de même qu’en favorisant le développement de citoyens instruits et capables de penser par eux-mêmes. Ce faisant, elles jouent un rôle crucial dans la création de sociétés dans lesquelles les valeurs démocratiques sont solidement ancrées, et dans leur pérennité.
Les établissements d’enseignement doivent définir leur orientation académique sans subir aucune influence externe — que celle-ci émane d’un organisme politique, d’un corps religieux, d’une entreprise ou d’un groupe d’intérêt spécial. À cette fin, elles doivent mettre en place des structures de gouvernance collégiale au sein desquelles le personnel académique a une voix prépondérante au chapitre dans tout ce qui concerne toutes les questions académiques. Les professeurs doivent être libres de définir l’orientation de leur enseignement, de leurs recherches et de leurs activités savantes.
De plus, les universités doivent protéger à tout prix leur engagement à favoriser le libre échange d’idées et la communication de découvertes. Elles doivent éviter les conflits d’intérêts réels ou possibles, ou encore les perceptions de conflits d’intérêts, pour ne pas affaiblir l’intégrité académique. Enfin, il importe que les universités fassent preuve d’une transparence continuelle dans leur fonctionnement et dans la prise de leurs décisions, et ce, à tous les niveaux.
Ces principes ont subi une érosion dangereuse ces dernières années. Le phénomène a pris diverses formes et a été attribuable à de nombreux facteurs, dont un a eu, à lui seul, le plus fort impact : la baisse abrupte du financement public de notre système d’éducation supérieure.
Il ressort de cela qu’année après année, les universités reçoivent moins d’argent pour couvrir leurs dépenses de base. Le désengagement partiel du gouvernement a eu de profonds effets, certains étant plus mesurables, comme l’escalade des droits de scolarité, la forte croissance de la précarisation du personnel académique, l’augmentation du nombre d’étudiants par classe, la diminution des cours offerts, la réduction du fonds de bibliothèque et la détérioration des infrastructures.
Les universitaires individuels intéressés par la recherche fondamentale et les activités savantes non ciblées et évaluées par leurs pairs ont vu leur soutien financier rétrécir comme une peau de chagrin. Aujourd’hui, ce sont les recherches dans des domaines ciblés, qui ne sont pas choisies par les chercheurs au moyen d’examens par les pairs et d’évaluations de la qualité en fonction de leur intérêt scientifique et public, qui ont la faveur des bailleurs de fonds. Des motifs politiques dictent le financement des recherches et celles-ci doivent servir des intérêts commerciaux et privés. À cela s’ajoute la participation grandissante du secteur privé dans le financement de la recherche dans le but de resserrer les liens entre les universités et les industries ainsi que les entreprises, sous le couvert d’une quête urgente d’innovation dans le secteur industriel et le milieu des affaires.
Il est triste de constater que les recteurs de nos universités se contentent de soutenir et de faciliter ces changements au lieu de revendiquer l’appui du gouvernement à la redéfinition du modèle de financement public de leurs institutions. En fait, ils ouvrent la porte toute grande au secteur privé, dans l’espoir d’atténuer la crise financière provoquée par la diminution des deniers publics. En se dérobant à leurs responsabilités financières, les gouvernements créent inévitablement — délibérément ou non — un système d’éducation postsecondaire qui répond aux objectifs du privé, est financé par le privé et est géré selon le modèle de marché cher au privé.
Voilà le hic. Comment les universités peuvent-elles rester fidèles à leur mission à l’égard de la société en courtisant du même coup un secteur privé qui fait miroiter ses dollars?
À l’évidence, l’université publique et l’entreprise privée poursuivent des objectifs fondamentalement et fatalement antagoniques. Comme l’indiquent leurs énoncés de mission, la première contribue à l’avancement de la société dans les limites de sa capacité financière, alors que la seconde vise l’avancement maximal de ses intérêts financiers dans les limites de son apport à la société. Face à ce choc des visions, il n’est pas surprenant que la voie du compromis soit la seule possible.
L’ennui, c’est que les universités sont déjà vulnérables, étant contraintes par la baisse du financement public à se tourner vers le secteur privé pour trouver les fonds dont elles ont grandement besoin. Par conséquent, les compromis qui résultent inévitablement de cette association portent souvent atteinte à leur autonomie et à leur liberté académique. Rappelons qu’il s’agit des principes mêmes qui sont les fondements de l’intégrité académique et de la confiance du public dans le respect de l’engagement des universités à améliorer le bien commun.
L’exemple le plus évident jusqu’à aujourd’hui d’une fusion entre les universités et les entreprises privées est le projet de partenariat envisagé dernièrement par l’Université York et le Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (CIGI), un groupe de réflexion privé présidé par l’ancien coprésident-directeur général de Research in Motion, Jim Balsillie. De cette collaboration serait né un programme de droit international « de calibre mondial » à l’Université York, comportant dix nouvelles chaires de recherche.
L’entente prévoyait que le CIGI nomme deux des quatre membres votants sur les cinq membres du comité directeur du programme. Ce dernier devait posséder divers pouvoirs, notamment ceux de définir les domaines et les plans de recherche, et d’établir les attentes et les modalités financières pour chaque chaire. Ses décisions à ces égards devaient être approuvées à l’unanimité. Dans les faits, cela signifiait que le CIGI — une entité privée constituée en société — détenait un droit de veto sur la recherche académique menée dans ce nouveau programme.
Un tel abandon de la mission des universités d’être au service de la collectivité ne peut que causer, à long terme, un préjudice irréparable à l’intégrité académique et à la confiance du public, essentielle au milieu académique. Est-ce une contrepartie acceptable à l’accès à un financement? Je ne le pense pas. En servant ainsi les intérêts des gouvernements ou des entreprises, les universités deviendront des institutions moins essentielles et pertinentes pour la société, et failliront à leur mission de contribuer au bien-être collectif. Des actions vigoureuses s’imposent sans tarder pour assurer que la priorité sera accordée à l’intégrité académique et à la confiance du public.