Le dernier budget fédéral a terriblement déçu le secteur de l’éducation postsecondaire. Les transferts aux provinces ne font toujours pas le poids à côté de la hausse de l’inflation et de l’augmentation des inscriptions dans les établissements d’enseignement. L’argent fera donc cruellement défaut pour aménager d’autres lieux pour les étudiants, engager des professeurs supplémentaires ou remédier à la détérioration des infrastructures. Qui plus est, le budget ne comporte aucune mesure d’aide aux étudiants aux prises avec des droits de scolarité élevés qui contribuent à leur endettement croissant.
Mais il y a plus préoccupant : le budget de 2012 met en lumière une réorientation radicale de la politique nationale en matière de sciences et de recherche. Le gouvernement conservateur de Stephen Harper semble converti à l’idée que la prospérité des entreprises et des industries canadiennes dans une économie mondiale concurrentielle est simplement affaire d’innovation. Conformément à cette logique, il arrimera dorénavant ses investissements à une stratégie d’innovation et de commercialisation à courte vue, qui subordonne la recherche à des intérêts commerciaux immédiats. Exit l’investigation scientifique.
Les trois conseils subventionnaires fédéraux qui soutiennent la recherche fondamentale académique en ont été pour leurs frais, puisque leur financement, loin d’être augmenté, sera au contraire réduit dans les deux prochaines années. De plus, dans la répartition des investissements, ils devront continuer de cibler des instituts et des projets de recherche précis partout au pays. Jouant d’audace, le gouvernement a annoncé la restructuration du Conseil national de recherches du Canada en un organisme directement au service des entreprises et des industries, une mission qui minera son programme de recherche appliquée.
Cela signifie essentiellement que la recherche universitaire sera davantage orientée par les milieux politiques vers des intérêts commerciaux privés au lieu d’être déterminée par les chercheurs au moyen d’examens par les pairs et d’évaluations de la qualité de la recherche en fonction de son intérêt scientifique et public.
Cela est certes triste pour le secteur de l’éducation postsecondaire, mais en tant qu’intellectuels présents sur la scène publique, nous devrions nous inquiéter beaucoup plus des répercussions profondes de ce budget sur la société canadienne. Pour résorber le déficit évalué à 25 milliards de dollars, le gouvernement conservateur a décrété des réductions budgétaires dépassant 5 milliards de dollars. Le couperet tombera sur de nombreux programmes et services ainsi que sur l’effectif de la fonction publique — plus de 19 000 emplois seront abolis — en vue de rétablir l’équilibre budgétaire d’ici 2015.
Comme l’a déclaré l’ACPPU dans son
analyse du budget, ce budget « aura pour effet d’éliminer des emplois plutôt que d’en créer et d’appauvrir encore plus d’aînés, (et) fait abstraction de la crise environnementale actuelle et (…) se soucie peu du taux de chômage et de l’endettement scandaleux des jeunes ». En fait, ce budget freinera vraisemblablement la reprise économique au Canada et fera porter un lourd fardeau financier et social à chaque Canadien.
Bien sûr, l’approche choisie par le premier ministre reflète la trajectoire suivie dans le passé, et encore aujourd’hui, par les dirigeants de nombreux pays industrialisés en période de crise financière. Il s’agit de créer une « hystérie du déficit » qui sert de toile de fond à de difficiles mesures d’austérité généralisées, dont l’objectif est de réduire le déficit. Mais cette approche est-elle justifiée?
Le Canada affiche l’un des ratios de la dette au produit intérieur brut (PIB) les plus faibles des pays industrialisés. Depuis la mise à jour des projections financières diffusée par le gouvernement en novembre 2011 — soit il y a à peine six mois —, le déficit du Canada pour 2011-2012 a chuté d’environ 20 % (ou 6 milliards de dollars) en vertu des mesures budgétaires précédentes. De là à conclure que notre déficit ne pose aucun problème et qu’en fait, il faut plutôt renforcer notre économie fragilisée en investissant dans les programmes et la création d’emploi dans des secteurs comme la santé, les services sociaux, l’éducation et la recherche, il n’y a qu’un pas.
Cependant, M. Harper s’inspire d’une idéologie plus vaste prônée par des néolibéraux de droite centrés sur l’entreprise et les affaires. Ce n’est pas simplement une question de chiffres. Ici, le jeu politique se substitue aux mouvements économiques, et vise à réduire la taille d’un gouvernement omniprésent dont les incursions dans l’économie de marché sont décriées. L’objectif : donner au secteur privé une influence notable sur les priorités politiques et économiques du pays.
Et pour y parvenir, rien ne vaut l’élimination des recettes fiscales. Les associations de gens d’affaires comme la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante et le Conseil canadien des chefs d’entreprise réclament une baisse des taux d’imposition des sociétés afin de stimuler la création d’emploi et la croissance économique dans le secteur privé. Les pressions qu’elles exercent auprès du gouvernement atteignent leur but, celui-ci leur ayant porté une oreille plus qu’attentive.
On estime que les réductions d’impôt accordées par le gouvernement conservateur représentent un manque à gagner de plus de 50 milliards de dollars en 2011-2012 seulement, soit le double du déficit pour la même période financière. Diminution des recettes, excédent de dépenses, tous les éléments sont en place pour créer un déficit important. Dans ces conditions, comment ne pas soutenir, comme le gouvernement conservateur vient de le faire dans son budget de 2012, qu’il faille se serrer la ceinture pour rétablir l’équilibre financier, et non pas augmenter les impôts?
La pensée néolibérale trouve malheureusement sa pleine expression dans les actions qui suivent. Attaquer le secteur public — et ses programmes — en le diabolisant, en le dépréciant et en lui coupant les vivres. Faire valoir que le contribuable ploie sous le poids de la facture des programmes publics. Déclarer que les salaires et les avantages sociaux des fonctionnaires sont extravagants par rapport à ceux des travailleurs du secteur privé, et chercher, avec l’appui des entreprises, à combler le plus possible l’écart, dans une opération de nivellement vers le bas qui ne peut que nuire à tous. Enfin, invoquer tous ces arguments pour justifier l’élimination des programmes sociaux, l’abolition de postes dans la fonction publique et la privatisation de certains services de l’État.
Toutefois, il n’est pas dit qu’un tel assaut contre le secteur public doive rester sans réponse. Les travailleurs de la fonction publique représentent un pourcentage important de la population active canadienne et sont majoritairement syndiqués. Les syndicats dans le secteur public peuvent influencer considérablement l’orientation des politiques qui touchent les autres travailleurs. Ils peuvent mettre au jour les inégalités scandaleuses qui affligent notre société ainsi que l’emprise de l’élite financière sur les gouvernements élus… et leurs décisions.
En s’associant à des organismes comme le Congrès du travail du Canada, les fédérations des travailleurs provinciales et d’autres coalitions comme Canadiens pour une fiscalité équitable, le secteur public peut réunir tous les travailleurs en une force politique et sociale assez puissante pour mettre son empreinte sur la société. Laissera-t-on la droite néolibérale démanteler les services publics, une dimension capitale de notre niveau de vie et l’héritage gagné à la dure des générations précédentes?