Noam Chomsky. Québec, QC: Les Presses de l’Université du Québec, 2011; 172 pages; ISBN: 978-2-76052-452-1, 20$ CAN.
Par Greg Allain
Qui ne connaît pas Noam Chomsky, sans doute l’intellectuel public américain le plus célèbre de sa génération? Professeur émérite de linguistique au Massachussetts Institute of Technology (MIT), il commence à publier ses théories critiques sur la grammaire, la syntaxe et l’esprit humain à partir du milieu des années 1950 (il fera paraître par la suite une quarantaine de livres sur ces sujets et d’autres dans sa discipline originelle). Dix ans plus tard, il s’engageait à fond de train dans sa voie d’intellectuel critique en dénonçant l’engagement des États-Unis dans la guerre du Vietnam et la militarisation croissante de l’économie américaine. Ses interventions publiques ont depuis remis en question la politique étrangère de son pays en Israël, à Haïti, en Amérique latine et ailleurs, ainsi que le rôle des médias dans la fabrication du consentement, questionnant les idées reçues concernant les attentats du 11 septembre 2001 et soulignant le potentiel libérateur du Mouvement des indignés (« Occupy » est d’ailleurs le titre de son dernier ouvrage paru en 2012). Auteur prolifique, il a publié plus d’une centaine de livres sur ces questions controversées.
Bien sûr, au fil des ans, Chomsky s’est aussi intéressé à la question des universités, à leurs fonctions, à leurs structures, à leurs carences : on trouvera réunis dans ce petit volume huit de ses textes sur le sujet, précédés par une introduction de l’universitaire québécois Normand Baillargeon et suivis en post-face par une entrevue inédite sur « La corporatisation de l’université » effectuée en janvier 2010. Les textes s’échelonnent sur une longue période allant de la fin des années 1960 à la fin des années 1990. Si le contexte de ses interventions change (il est beaucoup question au début de la guerre froide et de la guerre du Vietnam, alors que dans les plus récentes il dénonce la privatisation des universités et la hausse des frais de scolarité), les principes sur lesquels ses analyses critiques se fondent restent constants (148).
Malgré la grande notoriété de Chomsky, ses idées sur l’université demeurent « peu connues et inexplorées, surtout dans le monde francophone », selon le préfacier : d’où l’intérêt de ce recueil.
En socialiste libertaire qu’il est (c’est ainsi qu’il se définit), Chomsky applique à l’institution universitaire le même type de critique radicale qu’il utilise pour pourfendre la politique étrangère des États-Unis. Pour lui, l’université moderne devrait jouer un rôle émancipatoire et subversif. Il affirme que « fondamentalement, le rôle social et intellectuel de l’université devrait tendre à la subversion » (141). L’auteur assigne à l’enseignement supérieur une fonction de questionnement radical des idées reçues et de recherche constante d’explications alternatives des véritables enjeux sociaux souvent occultés par les autorités, ces dernières efficacement relayées par les média (39). Il dira plus loin : « L’université devrait être un centre où se poursuivraient des travaux approfondis sur la société, comme elle l’est déjà pour ce qui est des sciences dures. Par exemple, elle devrait assouplir davantage ses formes institutionnelles de façon à permettre une variété plus grande encore de travaux, d’études et d’expérimentations. Elle devrait également offrir un lieu où peut exister l’intellectuel libre, le critique social ainsi que la réflexion irrévérencieuse et radicale dont nous avons si désespérément besoin pour échapper à la lugubre réalité qui menace de nous submerger » (46).
Mais l’université ne joue pas ce rôle d’éveilleur des consciences : d’une part, en raison de sa structure, de son fonctionnement et d’un processus de sélection excluant largement les jeunes de milieux moins aisés, elle « devient un instrument permettant d’assurer la perpétuation des privilèges sociaux » (32). Par ailleurs, la structure des études, au niveau doctoral par exemple, favorise le conformisme : « On exige que la thèse de doctorat soit une contribution purement individuelle. Et, au-delà de cette exigence déjà discutable, on impose que le travail soit terminé en un laps de temps limité, ce qui constitue une prime à la banalité. Les étudiants sont de la sorte contraints de se fixer un objectif restreint et d’éviter les recherches aventureuses et spéculatives, qui défieraient le cadre conventionnel de la recherche universitaire (…). En ce sens, on peut dire que l’organisation du cursus universitaire encourage la médiocrité » (31).
Une fois formés dans ce moule, les professeurs reproduisent ensuite ce comportement prudent tout le long de leur carrière. De même, Chomsky croit qu’il faut « briser une part de la rigidité du système de l’enseignement magistral » (66), en facilitant la tenue de discussions ouvertes et en invitant les membres de la communauté à y participer : un programme d’études et de recherche sur les problèmes urbains devrait par exemple « faire un effort pour entendre les gens qui vivent dans les ghettos urbains, comme les membres des Panthères (noires) et les organisateurs communautaires » (64). Les universités devraient ainsi « sortir des sentiers battus » et encourager la critique et le développement d’idées alternatives (63).
Pas surprenant alors que Chomsky soit un ardent défenseur de la réforme de l’université, mais d’une réforme qui doit dépasser les efforts partiels de démocratisation observés ici et là : une véritable réforme devra toucher au coeur de l’université, « à savoir le contenu des enseignements, les relations entre étudiants et professeurs, la nature de la recherche, et, dans certains domaines la relation entre la pratique et la théorie » (30). Qui plus est, toute réforme devra être « envisagée du point de vue de sa contribution au changement social » (30).
Une des composantes clés de cette réforme en profondeur de l’université est le renversement de la structure du pouvoir qu’on y trouve. Comme le dit l’auteur, « Nous devons faire des progrès de façon que les administrateurs ne fassent rien de plus qu’administrer, c’est-à-dire mettre en oeuvre les décisions prises par des organismes élus démocratiquement et dont les membres représentent proportionnellement les professeurs, les étudiants et les employés » (69, 80-81).
Dans son introduction sur « Chomsky et l’université », le présentateur Normand Baillargeon dégage cinq propositions concrètes résumant la pensée de Chomsky sur la réforme de l’université (7-8) : nous y renvoyons le lecteur.
Lors d’un témoignage présenté à la Commission sur l’éducation au MIT, en 1969, Chomsky avoue avoir développé une « personnalité schizophrénique » : autant il dénonce le rôle d’endoctrinement joué par l’université, autant il croit profondément aux valeurs scientifiques de rationalité et de recherche méthodique qu’on y poursuit (51). De même, tout en pourfendant le gouvernement américain pour ses nombreux abus, notamment en politique extérieure, Chomsky reconnaît aujourd’hui qu’au niveau du financement de la recherche universitaire, les chercheurs du MIT avaient beaucoup plus de liberté quand ils étaient financés par le Pentagone que sous l’entreprise privée comme c’est le cas aujourd’hui : « le Pentagone finançait la recherche fondamentale » (118) et laissait les chercheurs généralement libres, alors que les bailleurs de fonds privés ne s’intéressent qu’à la recherche appliquée et aux résultats commercialisables à court terme (119), et en plus, ils imposent le secret comme règle de fonctionnement (118, 152).
Au passage, Chomsky traite de plusieurs autres sujets d’importance, comme « le péché originel de la culture américaine » : le sort fait aux Autochtones (121); « l’impasse » de la pensée postmoderniste, « une perversion autodestructrice des valeurs de la recherche rationnelle » qui ne fournit aucune solution de rechange (93-106) : c’est particulièrement désastreux pour les mouvements populaires du Tiers Monde qui ont besoin d’outils intellectuels; et la hausse vertigineuse des frais de scolarité, « un piège » pour les étudiants : même s’ils veulent être socialement engagés après leurs études, le poids de leur dette les forcera à occuper un emploi conventionnel et à devenir des citoyens non engagés (198-199). Chomsky compare d’ailleurs avec ironie les grandes universités populaires de la ville de Mexico où l’entrée est gratuite, et les universités d’État californiennes où les frais élevés de scolarité en font pratiquement des institutions privées; or le Mexique fait partie du Tiers Monde, alors que la Californie est l’un des États les plus riches au monde (149), ce qui écarte, selon l’auteur, les justifications économiques pour expliquer le phénomène.
Bref, et on voit réapparaître ici la « schizophrénie » de Chomsky, l’idée qu’il propose aux étudiants (et qui s’applique aux professeurs et chercheurs d’université) est « d’avoir un pied dans chaque camp, c’est-à-dire qu’ils combinent carrière professionnelle et engagement politique continu » (54). Chomsky a lui-même montré la voie à suivre tout au long de sa carrière.
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Greg Allain est professeur de sociologie à l’Université de Moncton et un ancien président de l’ACPPU.