Pour la plupart d’entre nous, le 12 décembre 2012 aura été un événement unique dans notre vie en raison de sa combinaison numérique exceptionnelle. Perçue par beaucoup comme un heureux présage, cette date n’a certainement pas porté chance au mouvement syndical canadien. En effet, c’est ce jour-là que les députés de la Chambre des communes ont adopté par une mince majorité (147 voix contre 135) le projet de loi C-377 — Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu (exigences applicables aux organisations ouvrières). Le texte législatif est maintenant à l’étude du Sénat.
Le projet de loi vise à forcer les organisations ouvrières à plus de transparence, en les obligeant à rendre compte plus en profondeur de leur gestion, dans l’intérêt du public. Il leur impose de déposer chaque année auprès de l’Agence du revenu du Canada (ARC) pas moins de vingt-neuf états détaillés sur leurs finances et leurs activités dans des domaines comme la politique, la syndicalisation, le lobbying, l’éducation, la formation et les fonctions non liées aux relations du travail. Toute cette information sera rendue publique sur Internet, accessible à tous. Les contrevenants encourront une amende de 1000 $ pour chaque jour où ils n’auront pas fourni les documents exigés.
Il est devenu soi-disant nécessaire de communiquer ces renseignements au public parce que les cotisations versées aux syndicats et autres associations d’employés sont déductibles du revenu imposable. Les organisations ouvrières seraient ainsi subventionnées en partie par tous les contribuables, qui auraient assurément le droit de savoir à quoi sert leur argent. C’est l’argument invoqué par les tenants du projet de loi.
Le hic, c’est que les autres organisations, qu’elles soient privées, publiques, à but non lucratif, à vocation caritative, etc., et même les organismes du gouvernement fédéral ne sont pas assujettis à des exigences semblables. L’argent, le temps et les ressources que les organisations ouvrières locales, provinciales et fédérales devront consacrer au respect de ces exigences représenteront pour elles des coûts énormes.
Le contribuable canadien ne s’en sortira pas à bon marché non plus. L’ARC estime que, dans les deux premières années suivant l’adoption de la loi, elle devra débourser environ 2,5 millions de dollars pour la mettre en oeuvre, et ensuite, près de un million par an pour appliquer la réglementation établie sous son régime. L’Agence part de l’hypothèse qu’approximativement 1000 organisations seulement seront tenues d’observer les nouvelles règles du jeu, alors que le directeur parlementaire du budget évalue à plus de 20 fois ce nombre le bassin d’organisations qui seront visées par le projet de loi C-377.
L’adoption du projet de loi C-377 par la Chambre constitue plutôt une exception dans l’histoire législative du Canada. Premièrement, le projet de loi a été déposé au Parlement par un député, et les projets de loi d’initiative parlementaire sont très rarement passés en loi. Deuxièmement, les propositions s’accompagnent de dépenses importantes. Les projets de loi d’initiative parlementaire ne sont pas censés entraîner de nouvelles dépenses, ou créer de nouvelles fonctions ou de nouveaux programmes auxquels des ressources doivent être affectées.
Quand le projet de loi a été contesté en Chambre parce qu’il enfreignait cette règle, le Président a répondu que l’ARC n’aurait pas à engager de nouvelles dépenses ou à créer de nouvelles fonctions pour le mettre en oeuvre, puisqu’en vertu de son mandat, elle était déjà chargée d’administrer la réception de rapports et de communiquer l’information au public.
On peut se demander, à juste titre, comment il se fait que le projet de loi ait reçu l’appui presque unanime du gouvernement et traversé la Chambre à toute vapeur alors que les chances que cela arrive auraient dû être quasi nulles. La réponse est simple : le projet de loi avait, dès le départ, le plein appui du Cabinet du Premier ministre — ce qui est totalement inhabituel pour un projet de loi d’intérêt particulier présenté par un seul député d’arrière-ban du gouvernement.
Par exemple, le gouvernement a dérogé à la pratique courante et est intervenu après l’examen en comité du projet de loi pour assurer que des amendements puissent y être apportés à l’étape du rapport. Les amendements approuvés avaient pour but d’arrondir les angles du texte de loi avant le vote en troisième lecture, question d’obtenir l’aval des députés conservateurs plutôt frileux. Il est intéressant de voir que des députés conservateurs d’arrière-ban ont accepté à deux reprises de différer l’examen de leurs propres projets de loi afin de permettre à C-377 de franchir les étapes de l’examen en comité et de l’approbation finale par la Chambre des communes en moins d’une semaine.
D’autres questions semblent aussi fort légitimes.
Pourquoi est-il même nécessaire que le gouvernement fédéral impose, par l’entremise de ce projet de loi, une obligation d’information du public? Les organisations ouvrières sont déjà soumises, à l’échelle provinciale, à des exigences normales en matière de rapports, auxquelles elles se conforment entièrement. Par ailleurs, elles doivent déjà rendre compte à leurs membres de leur gestion financière et de leurs autres activités dans le cadre de processus démocratiques.
Pourquoi ce texte de loi s’applique-t-il strictement aux organisations ouvrières, et non pas aussi aux nombreuses autres organisations, y compris les groupes d’employeurs, qui sont également avantagées par le régime fiscal? Le projet de loi épargne les associations professionnelles des médecins, des avocats, des comptables et de bien d’autres professions. En fait, les membres du gouvernement ont rejeté une motion visant à amender le projet de loi pour ajouter les groupements d’employeurs aux organisations légiférées. L’intention discriminatoire et antisyndicale à la base du projet de loi est on ne peut plus claire.
Enfin, comment le gouvernement fédéral justifie-t-il les coûts élevés de la mise en place et du maintien de la machine administrative exigée par la nouvelle loi alors que, du même souffle, il prône l’austérité et la saine gestion financière? Dans son dernier budget, il a imposé, au nom de l’austérité, des compressions de plus de 5 milliards de dollars, notamment par l’élimination de plus de 19 000 emplois dans la fonction publique. Un dur coup a été porté au financement de la recherche fondamentale dans les universités canadiennes. À titre d’exemple, les fonds habituellement accordés à la Région des lacs expérimentaux — une station de recherche unique et de renommée internationale située dans le nord-ouest de l’Ontario — lui ont été retirés dernièrement. Une « économie » de 2 millions de dollars par an.
Le projet de loi C-377 répond à des motifs simples. Il fait partie d’une charge plus générale contre le mouvement syndical qui vise à affaiblir l’opposition des groupes aux politiques néolibérales des gouvernements de droite. Depuis le début, le mouvement syndical a joué un rôle catalyseur dans l’amélioration des conditions de travail et la recherche d’une plus grande équité pour l’ensemble des travailleurs. Il s’est fait le champion de réformes économiques, politiques et sociales qui ont finalement vu le jour, pour le mieux-être de toute la société. Dans un pays au paysage politique plutôt uniforme, le mouvement syndical est une réelle menace au statu quo.
Ce n’est pas une coïncidence si cette loi inutile fournit des munitions aux employeurs en leur donnant accès à des informations stratégiques sur les activités des organisations ouvrières, et si elle compromet gravement le travail que celles-ci accomplissent sur le terrain politique. L’idée maîtresse est d’affaiblir le mouvement syndical pour l’empêcher de jouer pleinement son rôle traditionnel dans l’établissement des politiques publiques.