En 2008, le National Post affirmait qu’Environnement Canada avait « muselé » ses scientifiques. Le journal s’appuyait sur la nouvelle directive donnée aux scientifiques de s’adresser aux agents de communication à Ottawa dès qu’ils recevaient une demande de renseignements d’un média, pour connaître les « réponses officielles ». À l’époque, le ministère avait invoqué sa volonté de parler d’une seule et même voix partout au pays.
Jusque-là, Environnement Canada était l’un des ministères fédéraux les plus ouverts et les plus accessibles. Il encourageait depuis longtemps les scientifiques à son service à discuter librement de leurs travaux avec le public et les médias. Aujourd’hui, force est de reconnaître que ce revirement n’était que l’une des premières manifestations de l’insolence extrême qu’affiche maintenant le gouvernement Harper à l’endroit de la science publique dans ce pays.
Le politique domine désormais presque tous les aspects de la science publique, de la recherche et de l’acquisition du savoir. C’est le moyen qu’a trouvé le gouvernement pour éviter d’être confronté aux multiples contradictions de son idéologie politique. Les exemples sont nombreux et variés : réacheminement des fonds alloués à la recherche fondamentale, abolition du financement accordé aux démarches scientifiques et aux projets de recherche politiquement gênants, noyautage des conseils d’administration des conseils subventionnaires fédéraux, réorientation de la recherche scientifique publique au profit du secteur privé et influence excessive du secteur privé dans la recherche universitaire et collégiale.
Dans toute démocratie bien enracinée, les politiques de l’État sont le produit de discussions publiques éclairées et de décisions fondées en partie sur des faits et des connaissances scientifiques. La suppression ou la manipulation des faits scientifiques peut mener la démocratie au bord de la crise, l’idéologie et le pouvoir politiques remplaçant les faits comme piliers du processus décisionnel. Le dégoût qu’éprouve le gouvernement Harper pour la science publique est un secret de Polichinelle. Celui-ci semble avoir recours souvent aux mêmes tactiques d’agression : contrôler les communications sur les nouvelles connaissances en bâillonnant les scientifiques ou faire obstruction à l’acquisition même des connaissances en éliminant les principaux programmes de recherche.
Un accès plein et entier à l’information publique doit être la première revendication pour restaurer la démocratie. À l’instar de l’ACPPU et de sa campagne La science à bon escient, le regroupement Evidence for Democracy souscrit totalement à ce principe, comme en témoigne son initiative Stand up for Science. Il soutient qu’un débat public rigoureux et une démocratie en santé reposent sur la découverte, la collecte, l’évaluation minutieuse et la communication libre des connaissances scientifiques.
Le 16 septembre dernier, ce regroupement a tenu des manifestations dans près de 20 villes un peu partout au pays. Des scientifiques canadiens et leurs alliés se sont rassemblés pour demander au gouvernement de libérer la science du carcan des considérations politiques, dans l’intérêt du public et de la démocratie. Pour une rare fois au Canada, la communauté scientifique, dont font partie bon nombre de nos collègues dans les universités, s’est rangée sous une bannière unique pour défendre un enjeu de politique publique.
Plus tôt cette année, le même regroupement avait lancé une campagne en ligne intitulée Science non censurée (Science Uncensored) pour protester contre la censure pratiquée dans la communication au public de travaux scientifiques et l’élimination de la recherche scientifique publique. Des scientifiques et des journalistes de partout au pays ont dénoncé l’approche du gouvernement en matière de science publique et, en particulier, le muselage des scientifiques fédéraux. En 2012, ils ont fait parvenir au premier ministre Harper une lettre ouverte dans laquelle ils demandaient que son gouvernement suive l’exemple de l’administration Obama, pour l’orientation donnée à la National Oceanic and Atmospheric Administration. Au sud de la frontière, les scientifiques sont libres de parler aux médias et d’exprimer leur opinion sur des questions de politique publique. La campagne Science non censurée milite en faveur du droit des scientifiques fédéraux à communiquer librement l’état de leurs recherches dans l’optique d’une meilleure couverture journalistique, ce qui contribuerait à mieux informer le public et à enrichir la démocratie.
Vous vous demandez si les scientifiques fédéraux sont vraiment muselés? Jetez un coup d’oeil au rapport — rendu public le mois dernier — du sondage intitulé Coup de froid mené par l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada auprès de plus de 4 000 scientifiques fédéraux. On peut y lire que, pour de nombreux répondants, la censure et la suppression des projets scientifiques financés par le gouvernement sont monnaie courante.
Par ailleurs, 90 % des répondants estiment qu’ils ne peuvent pas parler librement aux médias de leur travail et ils sont à peu près aussi nombreux à penser que, s’ils le faisaient, ils seraient censurés ou subiraient des représailles. Près du quart (24 %) soutiennent qu’on leur a demandé d’omettre de l’information ou de la modifier pour des raisons non scientifiques. Environ la moitié (48 %) connaissent des cas où la santé et la sécurité des Canadiens, ou encore la durabilité environnementale, ont été compromises par l’ingérence politique dans les travaux scientifiques. Enfin, plus de 70 % des répondants jugent que l’ingérence politique réduit la capacité du Canada à élaborer des politiques, des lois ou des programmes fondés sur des faits scientifiques. Les résultats de ce sondage sont troublants et devraient amener la population à se lever pour exiger la dépolitisation de la science.
L’ACPPU joue un rôle dans ce débat avec sa campagne La science à bon escient, par laquelle elle vise à faire la lumière sur la multiplicité des attaques dont la science publique est victime au Canada, notamment le muselage des scientifiques fédéraux et de leurs collaborateurs dans les universités. Cette campagne permet aux membres du personnel académique et du public de manifester leur appui à la science et à la recherche publiques. Les assemblées publiques organisées d’un bout à l’autre du pays en sont les moments phares, puisque d’éminents chercheurs universitaires, des journalistes et la population sont invités à discuter des événements qui touchent la science et la recherche au Canada.
Au-delà de ses graves conséquences sur l’établissement des politiques publiques canadiennes, la situation envoie un message plus global que devrait entendre le milieu académique. À titre d’intellectuels publics protégés par la liberté académique, tous les universitaires, quel que soit leur domaine d’activité, ont le devoir de prendre la parole au sujet d’enjeux de politique publique, même pour faire connaître leur dissidence — et peut-être encore plus dans ce cas. Dans l’édition du 30 septembre du journal The Guardian, un commentateur dit, d’entrée de jeu, que dans une démocratie, les scientifiques dissidents sont des scientifiques raisonnables. Il soutient ensuite que les politiques adoptées par les gouvernements de la Grande-Bretagne, du Canada et de l’Australie réduisent au silence les universitaires dissidents pour formuler des conclusions scientifiques erronées et conforter le pouvoir de l’entreprise privée. Mais la dissidence, ajoute-t-il, est au cœur même du travail des scientifiques et des universitaires.
C’est cette responsabilité fondamentale du travail académique — inséparable de l’enseignement et des travaux d’érudition, et imbriquée dans ces activités — qui se dresse devant ceux, comme les membres du gouvernement Harper, dont les idéologies politiques constituent une menace pour le milieu universitaire, le secteur de l’enseignement postsecondaire et une société civile solide, animée d’un esprit d’ouverture, d’un respect sincère du savoir et d’un engagement à servir l’intérêt public général.