À la veille du dépôt du budget fédéral de 2014, le Centre canadien pour les politiques alternatives (CCPA) a présenté un plan budgétaire de son cru, l’
Alternative budgétaire pour un gouvernement fédéral. Depuis près de vingt ans, le CCPA élabore chaque année une stratégie budgétaire qui montre ce que le gouvernement fédéral pourrait accomplir s’il décidait de s’attaquer aux enjeux sociaux, économiques et environnementaux prioritaires pour la population canadienne. L’édition 2014 décline le thème Vers un meilleur équilibre en plusieurs axes : investissements de taille dans les infrastructures, approche sectorielle d’un développement industriel plus durable, dépenses im-portantes dans l’agriculture, les arts, les services de garde, les soins de santé et les communautés des Premières Nations. Elle fait la démonstration éclatante que budget rime avec choix politiques.
Dans une chronique antérieure (« Un budget politique sous le couvert de l’économie », Bulletin, mai 2012), j’ai traité des choix politiques faits par les gouvernements animés d’une logique commerciale — comme le gouvernement conservateur au pouvoir — au moment de définir les priorités budgétaires. Ces choix sont largement inspirés d’une idéologie dominante centrée sur le libre marché, la privatisation des services publics, la déréglementation, l’élimination des programmes d’assistance sociale et le retrait en général de l’État de la vie quotidienne de la population.
Une idéologie qui, fondamentalement, prône en fait le transfert, du gouvernement aux particuliers et aux entreprises privées, de la responsabilité d’améliorer la société et la vie des gens. Exit l’intérêt public commun; chaque personne devient responsable d’améliorer sa condition. Ce qui est bon pour l’entreprise est aussi bon pour la société; la richesse des uns finit toujours par profiter aux plus démunis.
Dans la pratique, on se prive de recettes fiscales, particulièrement de celles qui pourraient provenir des mieux nantis et des entreprises. Le déséquilibre entre les recettes et les dépenses conduit inévitablement le gouvernement à un déficit. On invoque la crise du déficit pour justifier l’adoption de mesures d’austérité rigoureuses qui permettront de tailler vigoureusement dans les coûts et les dépenses de l’État. On soutient que les hausses d’impôt seraient un frein à la création d’emplois par le secteur privé et à la croissance économique. À l’inverse, on diabolise et on déprécie le secteur public et ses programmes d’assistance sociale, et on leur coupe les vivres pour réduire les dépenses et éliminer le déficit. Il en résulte une diminution de la taille du gouvernement, une privatisation des programmes sociaux et un renforcement de la loi du marché.
Le plan budgétaire 2014 du CCPA repose sur des choix politiques différents pour la gestion des finances nationales. Il rejette essentiellement les principes de base du néo-libéralisme selon lesquels les intérêts des grandes fortunes et des entreprises influentes priment sur l’intérêt public. Il s’inscrit aussi contre la tendance à vouloir réduire le déficit à tout prix.
Le CCPA propose plutôt un meilleur équilibre dans la répartition des ressources, c’est-à-dire réduire la pauvreté chez les personnes âgées et les enfants, l’inégalité des revenus et le chômage, stimuler l’économie et renforcer les services publics tels que l’éducation et la santé. Cette approche permettrait d’atteindre l’équilibre budgétaire en 2016-2017 (soit un an plus tard que le plan fédéral), notamment en augmentant les taux d’imposition des sociétés, en instaurant un nouveau palier d’imposition pour les contribuables à revenu élevé et en abolissant des échappatoires fiscales.
Les mesures de soutien du revenu financées par les recettes fiscales supplémentaires ainsi dégagées relèveraient en moyenne les revenus des familles canadiennes classées dans les 60 % les moins riches. Elles auraient pour effet à la fois d’élever une famille à faible revenu sur cinq (855 000 Canadiens) au-dessus du seuil de la pauvreté et de réduire l’écart entre les particuliers aux revenus les plus élevés et ceux aux revenus les plus faibles. Mais ce sont les personnes âgées et les enfants qui en profiteraient le plus, puisque les taux de pauvreté de ces catégories baisseraient respectivement de 46 % et de 26 %.
Le plan du CCPA prévoit aussi un recul à 5,4 % du taux de chômage grâce à la création de près de 900 000 emplois au cours des trois prochaines années, soit presque le double du taux de croissance de l’emploi projeté. Il comporte aussi un train de mesures variées : augmentation du financement pour les infrastructures de base, le transport en commun et le logement; élargissement de l’accès aux services d’éducation pour la petite enfance et de niveau postsecondaire, surtout pour les Premières Nations; protection de l’environnement et de la santé et de la sécurité publiques, notamment en assurant que les décisions stratégiques reposent sur des données solides; diminution des inégalités croissantes dont souffrent les femmes, les Premières Nations, les nouveaux arrivants et les minorités visibles tous affligés d’une pauvreté plus grande et victimes d’un manque de mécanismes de soutien; généralisation de la distribution d’eau saine; et meilleure accessibilité d’un régime de soins de santé abordable.
Le CCPA affirme que son plan pour le Canada est réalisable. Pourquoi, alors, n’est-il pas devenu réalité? Est-il simplement trop beau pour être vrai? Non, mais force est d’admettre que nous avons cédé le pas aux tenants du néolibéralisme en leur donnant le pouvoir de définir la société et l’orientation des politiques publiques. Le plan budgétaire du CCPA démontre qu’il y a une façon différente de faire les choses. D’autres choix politiques peuvent être faits, et ceux-ci peuvent avoir des retombées très différentes et positives sur plus de Canadiens et sur la société canadienne.
Pour le moment, cependant, nous devons composer avec les restrictions financières et les hypothèses économiques (tenir le cap) du budget fédéral de 2014. Comme prévu, ce budget ne comporte aucune piste de solution pour freiner les inégalités économiques grandissantes parmi la population, créer des emplois et stimuler l’économie.
Au lieu de tirer parti de la situation budgétaire actuelle du Canada, le gouvernement continue de miser sur l’austérité pour éliminer le déficit (il projette un faible déficit l’an prochain et promet un excédent de 6,4 milliards de dollars en 2015, juste avant les prochaines élections fédérales). Cependant, il est encore plus déconcertant de constater que l’équilibre budgétaire repose en grande partie sur les compressions dans les services publics et sur les efforts exigés des travailleurs qui les assurent, pas pour des raisons budgétaires, mais, faut-il le répéter, au nom du néolibéralisme.
Au chapitre de l’éducation postsecondaire, le nouveau budget fédéral indexe tout juste sur l’inflation le financement des conseils subventionnaires, mais se montre beaucoup plus généreux pour le nouveau fonds d’excellence en recherche « Apogée Canada » (les fonds devront être engagés dans la décennie qui suivra 2016) et pour certains centres de recherche. Il pèche également par omission en ne s’attaquant pas à l’endettement étudiant et en n’accordant pas d’argent frais aux étudiants diplômés ainsi que pour les services d’éducation postsecondaire destinés aux Autochtones.
Le plan budgétaire du CCPA nous rappelle avec force que les budgets sont des documents politiques qui reflètent des choix politiques, et non pas des présentations impartiales des mesures budgétaires nécessaires. À nous de ne pas perdre de vue que nous avons tous le pouvoir d’influencer ces choix.