Il semble que, chaque jour qui passe, une nouvelle épée de Damoclès pèse sur l’intégrité du système d’éducation postsecondaire. Un système que beaucoup d’entre nous ont bâti et maintenu en place au prix de lourds sacrifices au fil des ans, et qui a tellement contribué à l’enrichissement de la société dans laquelle nous vivons tous.
Tels des zombies dans un mauvais film d’horreur, des projets de « priorisation des programmes » surgissent continuellement de partout. Reconnus pour être de véritables pommes de discorde et un pur gaspillage d’énergie et de ressources, ces projets sont toujours accompagnés de la menace tout aussi morbide d’une austérité perpétuelle, de la multiplication des emplois occasionnels et précaires pour le corps professoral, de percées d’un modèle de gestionnariat d’entreprise soutenu par une cohorte d’administrateurs en expansion constante, de l’érosion de la liberté académique et des droits à la permanence, des baisses de financement public, et de la nouvelle aversion qu’éprouvent les principaux organismes subventionnaires pour tout ce qui n’est pas la recherche ciblée, axée sur le marché. Tout compte fait, il est incroyable que nous puissions encore mener nos activités de recherche et d’enseignement aussi efficacement que nous le faisons, servant ainsi l’intérêt public.
Toutefois, ces attaques ne sont pas sans conséquence, et c’est une honte, car les universités et les collèges sont censés occuper une place unique dans notre société. Ces établissements ne sont pas comme les entreprises privées, qui doivent leur survie à leurs profits, et peuvent donc difficilement se permettre de s’aventurer dans des innovations dont les mérites n’ont pas été démontrés. Ils ne s’apparentent pas non plus aux organismes publics, esclaves des dictats de politiciens qui voient rarement plus loin que la prochaine élection.
Nos résultats se mesurent plutôt à l’aune de l’expansion des connaissances, du service de l’intérêt public, sans horizon prédéterminé. En conséquence, nous menons des recherches dans des domaines où nous seuls pouvons nous risquer. Forts de notre liberté académique et soumis uniquement au jugement de nos pairs, nous n’hésitons pas à mettre les idées reçues à l’épreuve, à repousser les frontières et à nous fier à nos intuitions. Nos travaux ne donnent pas les résultats espérés? Nous en tirons quand même des leçons. Si une expérience met au jour les lacunes d’un nouveau médicament, d’une nouvelle technique d’exploration minière ou encore d’une nouvelle variété de culture, nous pouvons sonner l’alarme — sans hésiter et sans nous préoccuper des répercussions sur le cours de notre action. Nous explorons des sentiers vierges dans la myriade de domaines de l’expression et de l’expérience humaines, sans nous confiner à ceux qui ont un avenir de masse.
Un milieu formateur aussi protégé, qui offre des occasions exceptionnelles de prendre des risques et de faire des erreurs sous l’aile d’experts et de pairs, est un lieu d’une richesse incomparable pour les étudiants. Ceux-ci y décident de l’orientation de leur vie, et y apprennent les meilleures pratiques dans les professions qu’ils exerceront un jour. Ils y acquièrent les outils nécessaires à l’avancement de leur profession, et le souci de ne pas simplement se conformer aux façons de faire établies.
Ces avantages risquent de disparaître si nous laissons les universités et les collèges perdre leur singularité en devenant des « machines à profit ». Pourtant, cela semble trop souvent être la direction dans laquelle nous poussent malheureusement nos gouvernements et nos administrateurs. Statistiques financières à l’appui, ils empruntent à l’entreprise privée son jargon pour nous presser de faire plus avec moins, de diminuer nos frais généraux (ce qui comprend les salaires des professeurs, voire ceux du personnel administratif), d’augmenter la productivité et de maximiser le rendement, tout en prenant bien garde à la « satisfaction du client ». Si nous étions des commerçants vendant un produit à des consommateurs assez fortunés pour l’acheter, dans l’environnement concurrentiel d’une économie de marché, il n’y aurait rien à redire à cela. Mais ce n’est pas le cas.
Nous sommes les gardiens d’une ressource publique vitale, encore largement financée par les pouvoirs publics. Nous ne sommes pas au service de « clients », mais d’étudiants, qui n’attendent pas de nous que nous leur fournissions un « produit » éducatif préemballé à bas prix, mais que nous soyons leurs conseillers, leurs mentors, à l’aube d’une période charnière de leur vie. En dépit de tous les discours de fin du monde de nombreuses administrations universitaires et collégiales, nos meilleurs leaders au gouvernement et dans le monde des affaires ont bien conscience de notre mission. Ils savent que les établissements d’enseignement ont un rôle particulier à jouer dans l’épanouissement de nouveaux talents et dans l’émergence de nouvelles idées, toutes choses qui peuvent prendre du temps. Ils jugent essentiel qu’il existe des lieux protégés des exigences immédiates du marché et du politique, où la recherche fondamentale et l’enrichissement des connaissances motivé par la curiosité pure sont des projets qui évoluent dans le temps. C’est dans cet esprit que ces leaders continuent de financer un éventail aussi large de programmes d’études universitaires et collégiales, et d’accorder de l’importance aux opinions des professeurs qui ont la charge de les mettre en oeuvre.
Parfois, assez souvent en fait, nos recherches aboutissent à des résultats profitables. Il n’y a rien de mal à établir des collaborations éthiques et transparentes qui permettent de commercialiser les applications qui en découlent. Pas plus qu’à emprunter à l’occasion au milieu des affaires certaines pratiques qui peuvent nous rendre plus efficaces et nous faire économiser. Cependant, ces initiatives doivent respecter la mission centrale de notre secteur — la recherche et l’enseignement au service de l’intérêt public — et être le fruit de décisions des personnes qui comprennent le mieux cette mission : les membres du personnel académique, qui ont acquis une grande expertise dans leurs domaines grâce à une longue formation, et qui nourrissent une passion et un dévouement sans borne pour leur profession.
Notre milieu de travail est différent, et cette différence mérite d’être préservée à tout prix.