Chaque nouvelle année apporte son lot de changements. À cet égard, 2015 se dessine comme une année plus que prometteuse. La fièvre électorale s’emparera du Canada pour la sixième fois depuis 2000 (mais seulement la 42e fois depuis la Confédération). Alors que s’achève le long règne des conservateurs — minoritaires pendant cinq ans, puis majoritaires les quatre années suivantes —, nous sommes à la croisée des chemins. Quelles sont les orientations nationales qui nous conviendraient pour la suite des choses? Une profonde réflexion s’impose.
Les professeurs des universités et des collèges ont parfois été considérés comme un groupe apolitique dont on peut faire bon marché des opinions et des intérêts. Lors de la campagne à la présidence des États-Unis en 1952, un Richard Nixon méprisant les avait qualifiés de « têtes d’oeuf ». Cette expression a refait surface ces dernières années chez les populistes et les anti-intellectuels de droite des deux côtés de la frontière.
Il est heureux que d’autres groupes commencent à percevoir que nous constituons en fait une force politique incontournable. Pour certains d’entre nous, la politique et les politiques publiques sont intimement liées à nos disciplines académiques. Pour d’autres, la banalisation, la marginalisation et la révocation du financement du travail académique en général, et de domaines de recherche particuliers, dont ils ont été témoins au fil des ans ont été les déclencheurs d’une prise de conscience politique. Peu importe nos expériences professionnelles, nous sommes des personnes très instruites, au verbe clair et motivées, et nous sommes résolument déterminés à préserver l’avenir des générations futures — celles de nos étudiants, sinon celles de nos propres enfants et petits-enfants.
Alors que le compte à rebours des élections fédérales est lancé, nous devons faire le point sur les politiques mises en place par le gouvernement sortant, et prendre la mesure des promesses de ceux qui souhaiteraient recueillir notre adhésion. Les indicateurs ont de quoi faire réfléchir. De manière générale, les trois conseils subventionnaires ont réduit de plus de 6 % en dollars réels leur contribution au financement de la recherche au Canada depuis 2007. La baisse nette atteint 10,5 % pour le seul CRSH. Mais ce qui est peut-être encore plus dérangeant, c’est que les fonds que le gouvernement fédéral alloue aujourd’hui à la recherche sont de plus en plus liés à l’établissement de partenariats à but lucratif. La recherche qui n’est pas axée sur une application commerciale directe semble avoir été progressivement écartée par les bailleurs de fonds. Et quant aux travaux dont les résultats peuvent s’avérer « gênants » — en particulier dans des domaines comme l’environnement et la statistique sociale —, les cercles gouvernementaux ont ordonné le silence radio ou ont carrément opposé leur veto.
Il semble y avoir une incompréhension fondamentale, qui frise parfois l’ignorance délibérée, du fait que la réalisation de multiples activités de recherche fondamentale — motivée par la curiosité — dans des domaines variés constitue un écosystème essentiel à l’innovation technologique, à l’équilibre de l’environnement et à la santé de la société à long terme. Toute initiative visant à renverser la vapeur, qu’il s’agisse d’augmentations générales du financement de projets de recherche assorti d’un processus d’évaluation par les pairs, du rétablissement du long formulaire de recensement de Statistique Canada ou encore de la création d’un poste de secrétaire scientifique parlementaire, constituerait un revirement bienvenu.
Si le 42e parlement élu du Canada se donnait pour objectif de réparer les dommages causés à la recherche universitaire par des années de négligence, de mauvais choix d’orientation et d’érosion purement et simplement de cette sphère du savoir, cela serait certes louable. Toutefois, les torts causés aux universités et aux collèges depuis au moins dix ans, au nom de l’« austérité », de la « crise » et de la « rationalisation », sont loin de toucher le seul secteur de la recherche. Nos milieux de travail ne sont plus ce qu’ils étaient, et, par ricochet, le travail académique a perdu à la fois de sa permanence et de son intérêt.
Nous avons assisté à une prolifération d’atteintes à l’intégrité du travail académique sous diverses formes. Nous avons vu des conseils d’administration appliquer une logique d’entreprise et des administrateurs tenter d’intimider nos membres et de forcer la main à nos associations de personnel académique pour qu’ils fassent des concessions à la table de négociation. Des pratiques traditionnelles de gouvernance collégiale ont été écartées, ou réinterprétées, pour évincer le corps professoral de la prise de décisions sur des questions académiques. Des professeurs permanents ont été remplacés par des chargés de cours contractuels. L’importance intellectuelle et la viabilité à long terme doivent céder le pas à l’urgence des résultats financiers toujours à la baisse.
On ne peut tenir le gouvernement fédéral pour responsable direct de ces changements dans l’exercice de notre profession. Toutefois, la propension des derniers gouvernements à privilégier les intérêts privés plutôt que l’intérêt public dans toutes leurs politiques a eu, à coup sûr, pour effet d’aggraver la portée de ces changements et d’en accélérer la mise en place. D’autres changements surviendront si rien n’est fait pour contrer le mouvement actuel vers l’adoption de lois visant à réduire les pouvoirs des syndicats et les droits des travailleurs. Les projets de loi C-525 et C-377 ne sont que le prélude à bien d’autres mesures qui apporteront de l’eau au moulin des employeurs dans le secteur universitaire, voire dans tous les secteurs, désireux de poursuivre le travail de sape des conditions de travail. L’an dernier, les électeurs ontariens ont rejeté le projet de loi antisyndical proposé par les conservateurs dirigés par Tim Hudak pour assurer le « droit au travail »; il importe maintenant que les électeurs canadiens fassent connaître leur vision de l’avenir des droits des travailleurs au niveau fédéral.
Nous vivons une période intéressante. Nos collègues de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada, le syndicat qui représente les scientifiques fédéraux, fourbissent leurs armes comme jamais en prévision des prochaines élections en élaborant un plan d’action et une campagne de publicité. D’autres interviendront assurément dans la joute électorale. Fidèle à sa tradition, l’ACPPU continuera d’exercer des pressions sur les membres du Parlement fédéral en ce qui concerne l’éducation postsecondaire, le financement de la recherche et les droits des travailleurs. Ces enjeux sont revenus à l’avant-scène ces dernières années, et nous ferons de notre mieux pour les soulever de nouveau en 2015. « Têtes d’oeuf » ou pas, nous ferons entendre notre voix.