Les pressions s’accumulent sur les universités et les collèges du Canada afin qu’ils réforment leur mode de fonctionnement. Si les changements réclamés donnaient suite aux préoccupations intellectuelles, pédagogiques et sociales de ceux et celles qui comprennent vraiment, et ont à coeur, le principe de l’intégrité de l’éducation postsecondaire, ils seraient assurément les bienvenus. Mais on appelle plutôt à une réorientation fondamentale des priorités, motivée par des intérêts politiques, commerciaux et administratifs. Le nouveau mantra de l’« austérité » justifie tout, tandis que « hiérarchisation », « viabilité » et « revitalisation » sont devenus des mots codes interchangeables pour désigner la solution menacée.
Peu importe le jargon bureaucratique employé pour rationaliser les réformes souhaitées, il reste qu’un financement suffisant et fiable est une condition sine qua non du développement d’établissements d’enseignement et de recherche prolifiques et d’avant-garde. De surcroît, pour oeuvrer sans appréhension à l’avancement des connaissances, les professionnels chevronnés de ces établissements doivent bénéficier d’un climat de liberté et d’autonomie.
Ne pas saisir ces vérités a de lourdes conséquences, dont nous voyons déjà les premières manifestations.
Attardons-nous d’abord au sommet, c’est-à-dire aux gouvernements, qui considèrent l’éducation postsecondaire comme un fardeau gênant au lieu d’un investissement stimulant dans l’avenir. Dans son budget 2015, débordant de promesses et de manoeuvres politiques, le gouvernement fédéral conservateur tourne encore le dos à des engagements concrets dans les universités, les collèges et les instituts de recherche canadiens.
Ce gouvernement aurait pu réinvestir dans les trois conseils qui subventionnent la recherche et qui voient leur financement baisser régulièrement depuis plus d’une décennie. Mais non. Il a préféré jouer au prestidigitateur avec les fonds publics. À lire en filigrane : il juge plus important d’accorder aux mieux nantis des allègements fiscaux par des mesures comme le fractionnement du revenu et les comptes d’épargne libre d’impôt que d’augmenter le financement des établissements d’enseignement, qui n’ont qu’à se trouver d’autres bailleurs de fonds.
L’industrie privée n’a fait ni une ni deux : elle a occupé la place laissée vacante par le retrait du gouvernement de la science et de l’éducation et a pris le contrôle de biens publics précieux que des générations de Canadiens ont contribué à bâtir. Aujourd’hui, les sociétés achètent leur présence sur nos campus, affichant leurs logos dans les lieux académiques (comme la pétrolière Shell vient de le faire à l’Université Dalhousie) en échange d’activités ciblées de R-D menées par les chercheurs universitaires. Trop souvent, des recteurs et des conseils d’administration adhérant à une logique d’entreprise s’allient pour encourager ce phénomène de privatisation.
Loin d’être une exception, le « scandale Chakma » à l’Université Western n’est que l’exemple le plus flagrant d’une pratique désastreuse qui consiste à engager et à rémunérer les hauts dirigeants des universités comme s’ils étaient des PDG et non des décideurs académiques. Avec pour conséquence qu’ils sont plus préoccupés d’accueillir à bras ouverts de riches investisseurs que de veiller au bien-être du personnel académique et des étudiants.
Une conjonction de facteurs — l’absence d’un financement stable, l’influence des entreprises et une érosion de la mission académique — a favorisé l’émergence d’une tendance malheureuse : la recherche d’économies immédiates au moyen d’initiatives de rationalisation. Cela se traduit généralement par des compressions dans le corps professoral, l’élimination de programmes « non rentables » et un recours excessif à des professeurs engagés en vertu de contrats d’emploi précaires et mal rémunérés. Il en résulte une diminution du savoir universitaire et de la qualité des programmes. Des cours annoncés sont retirés du calendrier et le mentorat disparaît; qu’à cela ne tienne, la facture est de plus en plus salée pour les étudiants qui, en retour, n’auront peut-être bientôt accès qu’à un simulacre creux d’une tradition autrefois si fière.
La liberté académique sort également perdante. La liberté est une notion incompatible avec l’ADN des entreprises, où les employés sont censés obéir au doigt et à l’oeil et suivre religieusement la ligne de parti. Par conséquent, la transformation progressive des campus en terrains de jeu étroitement encadrés pour entreprises s’accompagne d’une régression générale de la réflexion critique, de l’enseignement et de la recherche sans contraintes et de la capacité à s’exprimer sur des questions d’intérêt public.
On assiste déjà à l’adoption de politiques sur le « civisme », qui sont autant d’outils bureaucratiques visant à étouffer la voix des dissidents. Des modifications aux programmes d’études et aux méthodes pédagogiques sont décrétées sans avoir fait l’objet de discussions ou de débats. Dans les structures administratives, les défenseurs de positions minoritaires se sont vus systématiquement décrédibilisés ou placés sur des sièges éjectables. Au cours des derniers mois, l’ACPPU a été saisie de multiples cas semblables survenus partout au pays, menant enquête sur enquête et tentant de dénouer les impasses. Et le flot ne semble pas prêt de diminuer.
Le projet de loi 100 adopté dernièrement en Nouvelle-Écosse nous dessine un avenir extrêmement noir. Il renferme des dispositions obligeant explicitement les universités assujetties à un plan de « revitalisation » à inscrire les collaborations avec le secteur privé au coeur même de leur mission fondamentale, tout en assurant que les projets de recherche ouvrent des « perspectives commerciales ». Le texte de loi prescrit également la suspension pure et simple de l’application des conventions collectives négociées et du droit de grève, des dispositions qui visent à compromettre nos efforts pour nous opposer à ces excès.
Et pourtant, aucun conseil d’administration ne s’est élevé contre cette attaque législative sans précédent sur l’autonomie des universités. On ne peut que déduire de ce silence que des ententes ont déjà été conclues et que des arrangements sont déjà en place, et qu’il est fort probable que des projets de loi de cette nature soient dans les cartons d’autres provinces. C’est donc à nous de prendre la défense de notre profession et d’expliquer pourquoi il faut mettre un terme aux compressions et aux initiatives de privatisation dans le secteur de l’éducation postsecondaire.
Les universitaires sont formés pour comprendre la relation entre la cause et l’effet. Nous savons, mieux que tout politicien, PDG ou consultant privé, que la bonne santé d’un système d’éducation postsecondaire est tributaire d’un financement public fiable et d’une autonomie qui n’accepte aucune ingérence extérieure. Dans les mois à venir, ce message doit être répété haut et fort — sur les campus, dans les salles de conférences et auprès de chaque assemblée législative canadienne. En outre, nous devons envoyer un message clair à Ottawa cet automne.
Tout outrage à l’intégrité d’un service public essentiel comme l’éducation a des conséquences. Les Canadiens s’attendent à mieux, et avec raison, car ils méritent mieux.