Combattre la culture du viol sur les campus canadiens
[Justin Van Leeuwen/JVL photography Ottawa]
Plusieurs personnes dénoncent le fait que la culture du viol foisonne sur les campus de nos collèges et universités, tout comme dans le reste de la société, et il est grand temps que les administrateurs de nos institutions cessent l’omerta et parlent ouvertement de ce phénomène s’ils veulent réellement l’endiguer.
« Sur les campus, les administrations ont souvent comme première réaction de se demander comment elles peuvent gérer la situation de façon subtile sans trop faire mal à l’organisation et sans attirer l’attention des médias. C’est une erreur. La violence sexuelle est partout, pas seulement sur les campus », croit la vice-présidente nationale de la Fédération canadienne des étudiantes et étudiants, Anne-Marie Roy.
Mme Roy sait de quoi elle parle pour avoir vécu pendant des mois dans l’oeil de l’ouragan. En février 2014, alors qu’elle était présidente de l’association étudiante de l’Université d’Ottawa, elle a dénoncé sur la place publique une conversation dégradante à son sujet sur Facebook entre cinq autres étudiants. À la même époque, son institution était plongée en plein scandale à la suite de la mise sous enquête de joueurs de l’équipe de hockey accusés d’agression sexuelle lors d’un voyage à Thunder Bay.
« Les conversations de ce genre-là, même privées, ne sont pas appropriées et n’ont pas leur place », tranche-t-elle. « La culture du viol est omniprésente dans notre société et plusieurs personnes ne savent pas exactement ce que c’est. La culture du viol, c’est une série de comportements ou de blagues qui banalisent la violence sexuelle. En l’acceptant de cette manière, on propage et on endosse ce genre de comportements. »
C’est une opinion que partage également la criminologue et professeure à l’Université d’Ottawa Holly Johnson, qui a siégé à un groupe de travail sur le respect et l’égalité mis sur pied par l’administration à la suite de ces événements malheureux. L’experte croit, elle aussi, qu’il est grand temps que toutes les universités du pays s’ouvrent les yeux et qu’elles admettent la situation.
« L’université fait partie de la société. L’administration doit reconnaître que la culture du viol est un problème de société. Mais les universités ont peur. Elles se ferment les yeux en disant que ce type de violence ne se retrouve pas sur leurs campus. Elles ne veulent pas se faire connaître comme l’Université du viol. Alors elles attendent que la situation explose », signale Mme Johnson.
La spécialiste souligne que les universités qui ont mis sur pied des groupes de travail, comme ce fut le cas à l’Université d’Ottawa et à l’Université Dalhousie, ont fait preuve d’un réel leadership. « La violence sexuelle est un sujet complexe. Elle peut être entre étudiants, entre un professeur et un étudiant, entre des professeurs, entre le personnel administratif. Elle ne se résume pas à quelques mauvais garçons que l’on doit punir. C’est beaucoup plus large que cela», signale Mme Johnson.
Les statistiques sont limpides. Diverses études ont démontré qu’une femme sur quatre a été victime de viol après avoir quitté le secondaire. Cela ne veut pas dire qu’elles ont toutes été violées lors de leur passage à l’université, mais c’est le cas pour un bon nombre d’entre elles. Aux États-Unis, on parle même de Zone Rouge pour désigner la période de plus haute vulnérabilité à une agression sexuelle pour les jeunes femmes, une période qui oscille entre leur semaine d’initiation et l’Action de grâces américaine.
« Le dernier sondage national portant sur le viol sur les campus canadiens date de 1993. Personne n’a pu décrocher de financement pour conduire une nouvelle étude depuis et ce n’est pas faute d’avoir essayé », souligne Charlene Senn, professeure du département de psychologie de l’Université Windsor et spécialiste de la violence sexuelle sur les campus. Elle note également que nous ne disposons pas de statistiques sur les tentatives de viol ou le harcèlement sexuel.
En novembre 2014, à peine une dizaine d’universités canadiennes avaient une politique sur la violence sexuelle sur leur campus. Presque un an plus tard, la situation a évolué et plusieurs institutions se penchent sur la question, mais les avancées se font à pas de tortue.
Dans ce tableau, l’Université de Windsor fait bonne figure, puisque l’institution finance le programme Bringing in the Bystander sur son campus depuis 2010. Ce programme de prévention enseigne aux jeunes comment ne pas demeurer des spectateurs quand ils sont témoins de gestes déplacés ou violents. On leur apprend à reconnaître de telles situations et à intervenir de manière sécuritaire avant, pendant et même après une agression sexuelle.
« Quand le programme a été mis en place, les gens des relations publiques craignaient qu’en parlant de violence sexuelle sur le campus, des parents décident de ne pas envoyer leurs enfants à notre université. Tous les campus ont ce problème et le fait de l’admettre et d’y faire face en faisant de la prévention fait que, à mon avis, notre campus est plus sécuritaire », signale Mme Senn.
À ce titre, Mme Senn a publié récemment les résultats d’une étude prometteuse dans le New England Journal of Medicine. Près de 900 étudiantes de première année de trois universités canadiennes ont participé à cette recherche qui a duré un an. La moitié d’entre elles ont reçu quatre blocs de trois heures de cours, l’autre moitié n’a reçu que des dépliants à lire à la maison.
La formation de l’étude visait à enseigner aux jeunes femmes comment reconnaître les facteurs de risque pouvant mener à une agression sexuelle par une connaissance. Un an plus tard, le groupe qui a suivi la formation a affiché un taux de viol ou de tentative de viol significativement moins élevé que le groupe placebo. C’est la première fois qu’une étude démontre ainsi l’efficacité statistique d’un outil de prévention.
«Il faut apporter un changement social à grande échelle. La majorité des hommes ne sont pas violents. La majorité des hommes ne sont pas des prédateurs. Nous avons tous une responsabilité », croit Mme Johnson. « Les hommes qui ne sont pas violents, ils ont l’occasion de changer les choses. Les hommes vivent eux-mêmes souvent dans le sexisme. Il y a une pression sociale pour qu’ils se comportent de telle ou telle façon et ils peuvent se sentir isolés quand ils veulent diverger de cette ligne. »
L’ACPPU également croit que c’est toute la communauté universitaire qui doit serrer les coudes pour contrer la violence sexuelle sur le campus.
« Il est de l’obligation de l’employeur d’offrir un environnement de travail sécuritaire et exempt de harcèlement et de violence. Cela dit, il est dans l’intérêt des associations de personnel académique d’exiger que l’employeur le fasse et de s’assurer que les politiques qui sont mises en place respectent les principes de justice fondamentale et la procédure établie », rappelle le directeur général de l’ACPPU, David Robinson.
Au cours de la dernière année, l’attention médiatique soutenue sur les cas de misogynie et de sexisme à Dalhousie et à l’Université d’Ottawa ont cependant contribué à alimenter le débat et faire avancer les choses plus rapidement. « On en parle ouvertement maintenant. Quand j’ai commencé à donner des entrevues, les journalistes mettaient des guillemets pour décrire la culture du viol. Maintenant, le terme est accepté. Mais il reste beaucoup de travail à faire. Au moins, les campus universitaires se posent des questions et il y a des dénonciations », dit Mme Roy.
Mais les dénonciations ne se sont pas fait sans heurts et demandent encore une bonne dose de courage. Mme Roy a elle-même été victime d’intimidation, tout comme d’autres femmes qui ont dénoncé la culture du viol.
« Les femmes rencontrent encore d’énormes obstacles. Il est fréquent que la première personne à qui elles se confient minimisent la situation et ce, même si leurs intentions sont bonnes », ajoute Mme Johnson. « Ce qu’on sait, c’est que si une victime ne se sent pas crue, la plupart du temps elle ne va pas aller plus loin dans ses démarches. C’est ça aussi la culture du viol. La meilleure donnée que nous avons vient de Statistique Canada et elle indique qu’au Canada, moins de 10 % des agressions sexuelles sont rapportées à la police. On peut aisément penser que le pourcentage est encore beaucoup moindre pour le harcèlement sexuel. »
Mme Senn partage cet avis. « Ce qui est difficile dans mon travail, c’est que les gens pensent que j’encourage les femmes à dénoncer leur agresseur. Ce n’est pas le cas. Jusqu’à ce que le système de justice soit réformé, je n’encourage pas les femmes à dénoncer. Ce sont à elles à décider et elles doivent anticiper le fait que la dénonciation va probablement empirer les choses. »
Comment une situation telle est encore possible? « Même quand il y a une plainte, beaucoup de plaintes sont abandonnées par les policiers ou la Couronne », répond Mme Johnson. « Et même quand une cause se rend au procès, les victimes se font calomnier, car les juges laissent les avocats de la défense poser toutes sortes de questions inappropriées. Certains juristes se sont donné pour mission de mettre un frein à l’avancement des femmes. Au final, il y a peu d’incitatif pour dénoncer. »
En attendant, il reste quand même la prévention, souligne Mme Senn. « Et je ne parle pas d’une heure de cours et c’est fini. Non, une heure est suffisant pour entamer une conversation. On doit voir plus large. On doit aider les victimes, leur offrir des choix, des accommodements, des services. On doit aussi mettre en place des politiques efficaces et qui ont été longuement réfléchies et qui vont apporter plus de justice aux victimes. »