Les universités et les collèges sont aujourd’hui en pleine crise de gouvernance. Les symptômes sont révélateurs d’une dégradation certaine : scandales à répétition, culture du secret et bureaucratisme; gestion descendante autocratique au lieu de la direction collégiale; rémunérations stratosphériques des hauts dirigeants mais salaires de famine d’un corps professoral précarisé.
Dans trop d’établissements d’enseignement postsecondaire, les cadres supérieurs poursuivent un rêve impossible d’une fadeur et d’une vacuité insondables. Ils pensent qu’ils peuvent, et devraient même, réduire le monde académique complexe à une mosaïque de laboratoires de production et de centres de formations à la demande calqués sur ceux de l’entreprise privée, que l’on peut facilement gouverner et microgérer. Et que c’est en sacrifiant les principes fondamentaux de la gouvernance collégiale qu’ils réussiront le mieux cette transformation.
Ce rêve, impulsé et mis en marché par des groupes de dirigeants d’entreprise motivés par des considérations idéologiques, par des gouvernements proaustérité de même sensibilité ou crédules et par des consultants autoproclamés « experts », peut paraître comporter des avantages pour tous du point de vue administratif. Finies les conversations délicates ou les décisions difficiles à propos du développement à long terme de programmes d’études de toutes sortes à la mode éphémère. Éliminée la nécessité de rendre compte au corps professoral des mauvais calculs et d’une gestion déficiente. Exit les recherches qui aboutissent à des conclusions imprévisibles ou les théories hétérodoxes enseignées qui vont à l’encontre des idées reçues dans le milieu politique ou les entreprises.
Pendant ce temps, le secteur privé bénéficie plus que jamais d’un accès au rabais aux ressources et aux experts de l’État. On fait miroiter un stage non rémunéré, voire un emploi, à la sortie de l’université aux étudiants qui acquittent leurs frais de scolarité et jouent le jeu. Bien sûr, les coffres sont toujours pleins quand il s’agit de récompenser largement les responsables de l’implantation de ce nouveau modèle d’affaires, même si, dans le processus, des programmes et des postes de professeur ou de soutien tombent sous le couperet de la « nécessité financière ».
Cette transformation cauchemardesque synonyme d’asphyxie intellectuelle et d‘injustices criantes a été qualifiée, dans le plus pur style orwellien, d’« innovatrice », de « responsable sur le plan financier » et d’« adaptée aux besoins du marché ». Ces mots creux au goût du jour sont simplement des expressions de complaisance qui masquent le rouleau compresseur d’une restructuration qui est favorable à quelques privilégiés seulement, laissant en plan et réduisant au silence la majorité, et qui entraîne des pertes irrémédiables. Une gouvernance qui repose sur une vision aussi conflictuelle et étroite n’a pas sa place dans nos universités et nos collèges financés par l’État; il est grand temps de s’attaquer à ce problème.
Nul besoin de chercher midi à quatorze heures. La gouvernance collégiale, démocratique et transparente est, depuis toujours, une composante essentielle du vrai visage de l’éducation postsecondaire parce que les communautés académiques sont mieux placées et plus qualifiées que les cadres individuels pour comprendre parfaitement la nature, les exigences et le potentiel du projet académique dans son ensemble. Voilà pourquoi le service est un volet aussi important et valorisé du travail académique.
Dans leurs activités de service au sein de comités, de syndicats et d’associations de personnel académique, de sénats et de conseils, et même de conseils d’administration, les membres du personnel académique apportent chaque jour des points de vue fondamentalement importants et des opinions éclairées sur le bien-être de leurs établissements. L’expérience accumulée pendant des siècles est formelle : quand le personnel académique ne peut faire part librement de sa réflexion ou que le pouvoir décisionnel est entre les mains d’un cercle fermé peu porté sur la consultation, nous en payons tous le prix.
L’éducation postsecondaire est un enjeu trop important pour qu’on l’abandonne à l’humeur changeante des entreprises, des gouvernements ou des cadres en poste, car elle ne leur appartient pas. C’est un bien public, et sa défense interpelle chaque membre du personnel académique. Si le Canada est doté d’un système d’éducation florissant, il le doit à ses travailleurs académiques experts qui consacrent leur vie à l’enseignement et à la recherche. Ceux-ci doivent faire partie d’une structure de gouvernance efficace et plurielle, à défaut de quoi l’intégrité future de l’enseignement et de la recherche sera compromise.
L’heure est venue de demander des comptes aux employeurs dans le milieu académique qui oublient cette vérité toute simple et qui se rendent ainsi coupables d’abus de pouvoir. Finies les nominations opaques. Finis les partenariats avec des entreprises qui ne sont pas assortis d’une obligation de rendre compte. Finies les tentatives de contourner le corps professoral pour créer ou restructurer des programmes d’études, ou pour y mettre fin, en catimini. Fini le musèlement des représentants des professeurs aux conseils d’administration ou ailleurs.
La sonnette d’alarme a déjà été tirée à plusieurs reprises, et le signal est plus fort de jour en jour. Rétablissons la véritable gouvernance collégiale et transparente. Mettons fin au cauchemar de la gouvernance d’entreprise, descendante et opaque dans nos établissements d’enseignement.