[iStock.com/Epicurean]
Attaquée autant par la rectitude politique que par la commercialisation, la liberté académique suit un chemin cahoteux depuis quelques années sur nos campus universitaires. Et 2015 n’a pas fait exception. Cette valeur pourtant au coeur de la vie professionnelle des professeurs a-t-elle un avenir?
C’est la question à laquelle le vice-président de l’American Association of University Professors (AAUP), Hank Reichman, a tenté de répondre lors du souper tenu dans le cadre de la 79e assemblée du Conseil de l’ACPPU en novembre dernier.
« Il ne faut jamais tenir la liberté académique pour acquise », a expliqué M. Reichman devant un parterre d’une centaine de personnes. « La liberté académique est la pierre angulaire garantissant la qualité de notre système d’éducation supérieure, mais elle sera toujours attaquée, contestée et vulnérable. Nous devrons toujours nous battre pour la conserver, nous ne remporterons jamais de victoire décisive. »
En juin dernier, l’AAPU a imposé une sanction de blâme à quatre établissements lors de son assemblée annuelle pour non-respect de la liberté académique et de la permanence de l’emploi. Son cas le plus médiatisé a été celui du congédiement du professeur Steven Salaita par l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign pour des commentaires sur le conflit israélo-palestinien émis sur Twitter. « Que l’on parle des droits inclus dans le Premier amendement ou des principes de la liberté académique, il y a un grave danger pour notre démocratie quand on essaie de proscrire les discours émotifs provoquants », croit M. Reichman.
Au Canada, la dernière année a aussi été révélatrice de cette tendance lourde.
Université de la Colombie-Britannique : La professeure Jennifer Berdahl a reçu un appel du président du conseil d’administration de l’établissement à la suite de la publication sur son blogue personnel d’un billet sur le départ du recteur Arvind Gupta.
Université de Calgary : L’ex-directeur du Enbridge Centre for Corporate Sustainability soutient avoir été congédié après avoir soulevé des inquiétudes sur l'influence d'Enbridge. La rectrice de l’université siège au conseil d’administration d’Enbridge Holdings, une filiale d’Enbridge.
Université Carleton : Les administrateurs demandent au professeur de biologie Root Gorelick, qui siège au conseil d’administration de l’université, de signer une entente de confidentialité empêchant tous les administrateurs de commenter publiquement les décisions du conseil. M. Gorelick, qui fait état sur son blogue de la tenue des réunions du conseil, a refusé de signer l’entente.
Université Brock : Un rapport d’enquête de l’ACPPU a conclu que l’administration de l’université avait porté atteinte à la liberté académique de professeurs pour avoir critiqué l’angle fortement religieux d’un stage à l’étranger offert à des étudiants par l’aumônerie catholique du campus.
L’enjeu de la permanence de l’emploi est un élément fondamental, a rappelé M. Reichman aux membres de de l’ACPPU en leur dressant un portrait de la situation aux États-Unis.
« Aujourd’hui, la plupart des collèges et universités offrent des permanences, mais la proportion des professeurs qui en bénéficient fond comme neige au soleil. À l’heure actuelle, à peine le quart de tous ceux qui enseignent dans les établissements d’éducation supérieure est sur la voie de la permanence. Si, comme l’AAPU le dit, la permanence de l’emploi est le rempart le plus puissant pour la liberté académique — et encore plus quand elle est enchâssée dans une convention collective, eh bien la liberté académique n’a jamais été aussi en péril », croit M. Reichman.
Selon lui, l’influence du 1 % des gens les plus riches de la société sur la politique, la société et la culture est de plus en plus grande, et leur emprise tentaculaire est maintenant bien ancrée sur nos campus. « Il y a de quoi frissonner en constatant que de plus en plus d’universités et de petits collèges sont administrés comme des compagnies. La gouvernance de ces établissements devient progressivement plus hiérarchique et l’objectif principal, dans bien des cas, est le résultat net », insiste-t-il.
« Comme les collèges et les universités sont de plus en plus tributaires des largesses du privé, les craintes que le privé abuse de cette influence sont de plus en plus répandues. La récente prolifération de « centres » de recherche financés par le privé et mis sur pied pour répondre aux besoins des entreprises ou à d’autres forces externes en est l’illustration parfaite », ajoute M. Reichman.
Il croit également qu’il faut se battre bec et ongles contre la rectitude politique sur les campus. Il voit ainsi d’un mauvais oeil la prolifération des politiques de mise en place d’une mention d’avertissement (trigger warning) pour indiquer aux étudiants qu’un sujet difficile sera abordé dans une classe. « Les collèges et les universités ont traditionnellement été des endroits pour rendre les gens inconfortables. L’éducation est et doit être une expérience agréable, mais elle doit aussi être stimulante, difficile et parfois déroutante. »
« L’université doit protéger ses étudiants contre les menaces réelles, et les étudiants sont libres de manifester leur mécontentement à leur professeur, car c’est leur droit le plus strict. Mais de demander qu’un syllabus inclus obligatoirement des mentions d’avertissement et que la communauté universitaire adhère à un système arbitraire de bonne conduite civile n’a pas sa place dans notre système d’éducation supérieure », tranche M. Reichman.
La solution? La vigilance et la permanence de l’emploi. « Il n’y a pas de tâche plus importante dans la défense de la liberté académique que notre combat pour que la majorité des postes de nos facultés soient des postes à temps plein et pouvant mener à la permanence. Oui, il faut investir du temps quand on fait du militantisme syndical, qu’on siège aux instances de gouvernance de notre université. Mais c’est également gratifiant et plaisant. Oui, il y a des clans : les humanistes contre les scientifiques, la faculté d’éducation contre celle des affaires, les gens qui travaillent à temps partiel contre les temps plein, les jeunes contre les vieux. Mais si nous ne transcendons pas nos différences, si plus d’entre nous ne s’investissent pas, nous allons tous en subir les conséquences », a conclu M. Reichman.