Les scientifiques et chercheurs académiques de partout au pays ont applaudi l’annonce du gouvernement libéral de rétablir le formulaire long du recensement. Si le geste est important, soulignent plusieurs experts, il reste néanmoins beaucoup à faire pour que Statistique Canada et la science renaissent vraiment de leurs cendres dans l’appareil fédéral.
« La dernière décennie a été horrible et l’abandon du formulaire long a été un désastre. Le rétablissement du recensement va donner un coup de barre, mais le reste va dépendre de la vitesse à laquelle le gouvernement va réinvestir pour reconstruire Statistique Canada », fait valoir David Wolfe, professeur à la Munk School of Global Affairs de l’Université de Toronto.
Son collègue de la Faculté des sciences sociales David Hulchanski abonde dans le même sens. Ce spécialiste de l’étude des inégalités de revenus dans la région de Toronto, dont le travail repose sur des données fines, a dénoncé sur toutes les tribunes la piètre qualité de l’Enquête nationale auprès des ménages.
« L’édition 2011 de cette enquête ne devrait être ni utilisée ni citée. Elle devrait être retirée, et le recensement de 2016 devrait être restauré comme il était auparavant avec une méthodologie scientifique non politique et non partisane », tranche M. Hulchanski.
Quand les conservateurs sont arrivés au pouvoir en 2006, le budget annuel de Statistique Canada était de 558,4 millions de dollars. En 2014, le budget avait fondu à 471,5 millions de dollars, une chute de 15,6%. Et qui dit coupes dit mises à pied. Entre 2012 et 2014, Statistique Canada a congédié 767 employés, soit 18 % de ses effectifs.
« On a abandonné plusieurs études que les conservateurs considéraient plus molles comme les statistiques à caractère social. Les libéraux lancent de bons signaux et, en tant que syndicat, nous nous attendons maintenant à ce que les signaux soient suivis d’effet concret », explique Emmanuelle Tremblay, présidente de l’Association canadienne des employés professionnels, qui représente 13 000 fonctionnaires fédéraux dont les 2 000 employés de l’agence.
Et par concret, Mme Tremblay veut dire des hausses significatives de financement. « Il y a eu une réduction importante du nombre de chercheurs gouvernementaux. Si on veut recommencer à prendre des décisions fondées sur la science, soit on embauche des chercheurs gouvernementaux, soit on investit dans la recherche pour le bien public dans les universités », précise-t-elle.
« L’agence était un joyau. Elle peut le redevenir, mais il faudra beaucoup de temps et d’argent pour arriver à réparer les pots cassés. C’est plus facile de congédier des gens et de couper les dépenses que de rebâtir une institution. Statistique Canada a perdu beaucoup de gens très qualifiés et elle a perdu une partie de sa mémoire institutionnelle », croit M. Wolfe.
Le manque de ressources a ainsi forcé Statistique Canada à abandonner une série d’études statistiques importantes. En 2012 seulement, 34 études ont été abolies dont l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu, qui donnait le portrait de la réussite économique des Canadiens, mais aussi des enquêtes cruciales sur les sciences, la technologie et l’état de la propriété intellectuelle dans les universités.
Le manque de données détaillées empêchera ainsi Marie Battiste, professeure du Département des Fondations de l’Université de la Saskatchewan, de poursuivre ses travaux sur l’accessibilité, la rétention et le taux de réussite des étudiants des Premières Nations, Métis et Inuits dans les établissements postsecondaires du pays. En utilisant les données du recensement de 2001 et 2006, Mme Battiste avait pu dresser un état de la situation juste chez les 15 à 24 ans.
« Mais depuis 2010, le formulaire court ne collige plus assez d’information permettant d’établir des tendances et de cerner des enjeux importants pour les autochtones du pays. Et toutes les nouvelles données sur les peuples autochtones ne seront pas publiques et porteront sur des enjeux trop spécifiques pour être utiles pour les chercheurs », explique Mme Battiste.
« Les coupes à Statistique Canada ne sont que la pointe de l’iceberg. Les politiques publiques basées sur les données probantes, ce n’est pas juste pour les sciences fondamentales », ajoute Mme Tremblay. « Ce qui s’est passé depuis dix ans a touché tous mes membres dont plusieurs ont pour emploi d’analyser et de conseiller l’appareil politique. Il va falloir réapprendre à jouer notre rôle. »