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Les Archives du Bulletin de l'ACPPU, 1992-2016

février 2016

Faire face au racisme ordinaire dans le milieu académique

[iStock.com/KarenFoleyPhotography]
[iStock.com/KarenFoleyPhotography]
Une page d’histoire s’écrivait à Montréal il y a plus de quarante ans. Une manifestation contre le traitement, par l’administration de l’Université Sir-George-Williams, d’une plainte pour discrimination raciale, s’est transformée en l’une des plus importantes occupations d’un campus au Canada.

En 1969, contestant le rejet d’une plainte pour préjugé racial déposée contre un professeur, des étudiants, de race noire pour la plupart, ont occupé le centre informatique situé au neuvième étage d’un pavillon de l’Université pendant 14 jours. Ils en ont été délogés par un incendie et arrêtés par la police. Selon des témoins, des badauds auraient crié « Laissez les nè%*$#res mourir » alors que l’incendie faisait rage. La cause de l’incendie demeure inconnue. Au final, près de 100 étudiants ont été inculpés de diverses infractions, et nombre d’entre eux ont été emprisonnés.

Ninth Floor, un nouveau documentaire classé parmi les dix plus grands films canadiens de 2015 au Festival international du film de Toron­to, fait revivre cet événement d’une manière émouvante.

« Le racisme fait partie de mon univers de femme canadienne d’origine chinoise, et je me demande toujours comment y faire face », a déclaré sa réalisatrice Mina Shum. « C’est ce qui m’a poussé à m’intéresser à cette histoire. »

Les moyens pris par les étudiants noirs pour lutter contre le racisme sur le campus ont fasciné Mina Shum. Elle estime que l’administration a écarté et nié les expériences des étudiants, et ainsi créé un « climat de peur. »

« Je pense que la peur est encore très présente aujourd’hui », dit-elle. « La peur est l’instrument du pouvoir. La réaction policière au mouvement Black Lives Matter le montre bien. »

Peu après l’incident, l’Université Sir-George-Williams (devenue l’Université Concordia) a mis en place une politique encadrant le traitement des plaintes de racisme et un Bureau de l’ombudsman.

Depuis, les campus au Canada ont adopté des politiques en matière d’équité, instauré des bureaux des droits de la personne et offert d’autres ressources pour mettre fin au racisme et à la discrimination.

Toutefois, si l’on en croit les nouvelles études, cela n’arrivera pas de sitôt.

La professeure Audrey Kobayashi, de l’Université Queen’s, a collaboré à Race, Racialization and the University. Ce livre, qui paraîtra prochainement, est un recueil d’entrevues menées auprès de presque 100 membres racialisés et autochtones du personnel académique au Canada.

Selon Mme Kobayashi, les conclusions de l’enquête sont déconcertantes.

« Même si nous connaissons la nature des problèmes depuis des décennies, la situation ne s’améliore pas », dit-elle. « Les professeurs racialisés et autochtones pâtissent chaque jour du racisme ordinaire du milieu académique et cela remonte à leurs années d’étudiant. »

Certes, les statistiques montrent une hausse du nombre d’étudiants racialisés et autochtones qui obtiennent un doctorat. Cependant, ces personnes sont sous-représentées dans le corps professoral et l’administration supérieure, et touchent une rémunération inférieure.

« Si on compare la situation d’aujourd’hui à celle d’il y a vingt ans, on constate une légère amélioration de la représentation au sein du personnel académique. Mais par rapport au bassin de candidats, c’est un recul », soutient Mme Kobayashi.

Elle pointe du doigt la mollesse des politiques et des programmes en place.

Par exemple, le Programme de contrats fédéraux, censé amener les établissements d’enseignement postsecondaire et d’autres organisations à se fixer des cibles pour atteindre l’équité en matière d’emploi et à rendre compte de leurs efforts, est menacé.

« Les conservateurs l’ont largué », avance Mme Kobayashi, qui ajoute que le programme doit renaître de ses cendres et être assorti de normes rigoureuses de surveillance et de conformité.

Mais, attention, dit-elle, les politiques ne sont pas une panacée, car elles n’abordent pas les préoccupations quotidiennes du personnel académique racialisé.

Les entrevues effectuées par la professeure révèlent que le personnel académique racialisé et autochtone se heurte au manque de soutien et à l’incompréhension, même de la part de ses alliés.

« Le déni est monnaie courante », déclare Mme Kobayashi. « Les gens hésitent à parler parce qu’il est difficile de foncer quand on est sur la défensive. C’est le cycle du silence. La résolution de ces problèmes passe par l’éducation et l’engagement. Nous devons acquérir une bonne compréhension des manifestations subtiles de la racialisation. »

D’après elle, les établissements d’enseignement aggravent la situation en mettant l’accent sur les audits et les compressions de dépenses. D’un groupe tissé serré, le personnel académique devient isolé par des murs de silence.

Marie Battiste, professeure à l’Université de la Saskatchewan, con­vient que les programmes d’austérité nuisent à l’établissement d’espaces académiques qui permettraient de déconstruire le colonialisme et le racisme.

« La présence des peuples autochtones dans le milieu académique dépend d’un point crucial : ils doivent trouver un espace durable et sûr où ils peuvent explorer leurs compétences sans être exposés aux débordements de l’eurocentrisme », explique-t-elle.

Mme Battiste précise que les peuples autochtones n’ont pas participé, ou très peu, à l’élaboration des normes dans la plupart des éta­blissements d’enseignement. Par exemple, les professeurs autochtones qui ont organisé des cérémonies traditionnelles en classe ont été sanctionnés.

Tout en étant encouragée par les initiatives d’intégration des autochtones et de leur culture dans le milieu académique, Mme Battiste s’inquiète de la possibilité « qu’elles soient mal comprises et détournées. On peut très bien réduire de grandes idées à des vétilles. »

À son avis, ce processus d’intégration devrait « multiplier les possibilités de rétablir et de renouveler les pratiques et les connaissances que les collectivités autochtones jugent précieuses. »

Les changements positifs apportés dans les conventions collectives, les missions des universités et les programmes d’études en raison de l’implication grandissante des peuples autochtones dans les associations de personnel académique et dans la gouvernance collégiale sont des signes encourageants.

Cependant, la déconstruction des structures coloniales a pour pendant la construction d’un nouveau paradigme.

« Le secteur de l’éducation postsecondaire a encore beaucoup de pain sur la planche avant de redresser la si­tuation », ajoute Mme Battiste.

Parmi les étudiants noirs inculpés dans la manifestation de 1969, plusieurs ont eu de brillantes carrières. Anne Cools a été la première femme noire nommée au Sénat du Canada en 1984. Rodney John est devenu un éminent psychologue. Feu Roosevelt (Rosie) Douglas a été élu premier ministre de la Dominique, son pays d’origine.

« Ils ont eu le courage de se tenir debout et de se battre en 1969, et ils le font encore aujourd’hui », a déclaré Mina Shum.

En reconnaissance du fait que tous les étudiants ne se sont pas remis aussi bien de cette épreuve personnelle vieille de 46 ans, elle a voulu mettre en évidence les problèmes de santé mentale dont n’a cessé de souffrir un des accusés.

« Les êtres humains sont maîtres de leurs relations avec les autres », ajoute-t-elle. « Nous devons regarder le passé en face et nous engager à façonner un avenir meilleur. La connaissance de notre histoire est le point de départ du dialogue sur l’inclusion et la race. Nous avons collectivement la responsabilité de continuer, chaque jour, cette quête. »