Dans la pièce de théâtre Qui a peur de Virginia Woolf? présentée dans sa version originale anglaise en 1962 et plusieurs fois primée, un couple se déchire violemment. En toile de fond, un univers académique déshumanisé et profondément injuste, dans lequel le recteur d’une université a le pouvoir incontesté d’empêcher la publication d’un roman qu’il juge inapproprié, ou de bloquer la promotion d’un professeur qu’il n’aime pas. Au vu de la désinvolture avec laquelle l’auteur (et l’auditoire) accepte ce rapport de force, une dure réalité s’impose : la liberté académique et la gouvernance collégiale sont bien fragiles, et peuvent devenir des coquilles vides si nous n’y prêtons pas attention ou les tenons pour acquises.
Pourtant, la liberté académique est ancrée dans notre travail académique. Sans elle, nous sommes réduits à être de simples courroies de transmission d’informations, pire, de données déjà approuvées, que nous entrons dans le crâne d’une clientèle payante. La liberté académique nous ouvre la porte d’un monde plus grand, en faisant de nous des penseurs qui contestent les idées reçues, repoussent les limites des conventions, explorent des contrées vierges et remettent en question de vieux tabous. De fait, la liberté académique est le préalable indissociable d’une vie académique riche, un élément essentiel de notre coffre à outils professionnels. Son absence, ou son enfermement dans un cadre trop étroit, nuisent inévitablement à notre travail.
La liberté académique est l’étincelle qui enflamme les débats, et qui dit débat dit souvent conflit. Les conflits peuvent être rebutants, dérangeants, voire pénibles. Nous sommes parfois exposés à des idées qui vont à l’encontre de nos convictions. Cependant, nous avons la possibilité de nous opposer à ces idées, de les remettre en cause et de les condamner, précisément parce que nous jouissons de la liberté académique. La communauté universitaire libre de penser et de s’exprimer n’est pas un foyer de propos condamnables, mais un milieu où de tels propos peuvent être discutés franchement et examinés sous tous les angles par des professeurs dûment formés, et dont c’est exactement la responsabilité professionnelle.
Sinon, il faudrait confier à une entité quelconque le pouvoir de décider de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas — indépendamment du fait que nous disposons déjà de ces remarquables mécanismes collégiaux que sont le classement et l’évaluation par les pairs. L’histoire regorge d’exemples de « tribunaux de la pensée » établis pour remplir ce rôle. Mais l’histoire nous enseigne aussi que cela n’est jamais une bonne idée.
Par conséquent, qui a peur de la liberté académique? Et pourquoi quiconque préconiserait-il sa diminution ou son abolition?
La liberté académique est surtout l’ennemi numéro un des entreprises, des politiciens et des organisations religieuses qui dévalorisent l’éducation postsecondaire ou rejettent entièrement la notion qu’un établissement d’enseignement postsecondaire devrait être un espace voué librement à l’exploration et au débat. Ils voient les universités et les collèges comme des instruments devant essentiellement produire (et reproduire) des données approuvées, et former de nouvelles générations qui seront les gardiennes d’un statu quo favorisant leurs intérêts. Faut-il alors s’étonner que tant d’administrateurs succombent aux sirènes de la privatisation, avec pour conséquence des tentatives répétées de limiter la liberté académique? Celle-ci est, au mieux, une complication inutile et, au pire, carrément un obstacle, pour obtenir, sous bonne gestion, des résultats prévisibles, mesurables et commercialisables propres à satisfaire les impératifs d’une économie néolibérale.
L’enjeu est, à l’évidence, la nature du travail académique même. Libre ou enchaîné, axé sur la commercialisation ou l’humain, en quête de savoir ou de profits. Si nous tenons la liberté académique pour acquise, si nous la laissons s’étioler et rétrécir, si nous permettons qu’elle soit gérée par des instances non collégiales, nous risquons de devenir de simples relais d’informations qui pourraient aussi bien être remplacés par des ordinateurs et des robots. Cela ne doit pas arriver. Nous le devons à nos étudiants, à la société et à nous-mêmes.
La liberté académique peut être un sujet de controverse et son exercice continuera sans aucun doute de susciter des débats passionnés tant qu’elle sera un des piliers de la vie académique. Et c’est très bien ainsi, car la possibilité de débattre est justement un fondement de la liberté académique. Nous devons examiner sans cesse la signification et les utilisations de la liberté académique, tout comme nous devons lutter sans répit pour la préserver. Précisément parce qu’ils sont des foyers de liberté académique, les universités et les collèges sont des espaces uniques dans la société, qui leur confie la responsabilité de mettre à l’épreuve et d’enrichir l’expérience humaine.
En passant, je devrais vous dire que je n’ai pas aimé Qui a peur de Virginia Woolf? Je partage l’avis d’un critique qui, en 1962, a qualifié la pièce de « névrotique, cruelle et méchante ». Certains dialogues m’ont même blessé et perturbé. Mais je suis assurément heureux de vivre dans un monde où je n’ai pas à demander l’imprimatur d’un recteur avant d’exprimer mon opinion.