« Travaille fort et tu seras récompensé. » Je suis certain que, tout comme moi, bien des Canadiens ont, pendant leur jeunesse, entendu cette maxime qui véhicule le principe moral suivant : l’individu est responsable
de sa réussite ou de son échec. Nous serions les architectes de notre vie, nous déterminerions, par nos actions et nos décisions, nos chances dans la vie. Dans cette version de l’« individualisme pur », la tolérance n’existe pas.
Comme beaucoup, j’ai intériorisé cette philosophie populaire. Je me suis appliqué dans toutes mes activités, scolaires, sportives ou autres. Puis, un jour, le doute s’est immiscé dans mon esprit. Je voyais bien que
de nombreuses personnes travaillaient dur, sans pour autant récolter les fruits de leurs efforts. Pourquoi? Peut-être devaient-elles simplement travailler encore plus fort. Peut-être renonçaient-elles trop vite. Peut-être étaient-elles malchanceuses. Je ne le pense pas, surtout lorsque l’on tient compte du contexte social plus large dans lequel chaque travailleur s’inscrit et qui préside à la distribution des chances dans la vie — ce que
Scott Timcke appelle la « chance institutionnelle ». Études supérieures, application au travail, rien n’y fait : une proportion de plus en plus élevée de Canadiens n’en tirent aucun bénéfice.
Cette situation troublante m’interpelle particulièrement alors que nous nous apprêtons à souligner la Semaine de l’équité d’emploi. Certes, il est vrai qu’une des clés de la réussite est l’acharnement au travail pour la vaste majorité des gens — ceux qui n’ont pas la chance d’avoir des parents bien nantis. Cependant, cela ne suffit assurément pas.
Prenons l’exemple du personnel académique contractuel. Voilà un groupe qui croît régulièrement depuis des années au Canada. Si nous disposons d’une documentation beaucoup plus riche sur le phénomène aux États-Unis, nous savons qu’ici, le ratio des contrats de courte durée aux postes permanents à temps plein a considérablement augmenté, particulièrement depuis les années 1980. Cette augmentation est survenue à la suite du désinvestissement du gouvernement dans l’éducation postsecondaire et de l’avènement du gestionnariat
d’entreprise parallèlement à la hausse époustouflante des droits de scolarité. Une enquête menée en Ontario fait état d’une croissance de plus de 68 % des postes à temps partiel entre 2001 et 2010.
Ces nouvelles administrations empreintes de la mentalité d’entreprise ont, sous le coup d’une crise de conscience budgétaire, serré les cordons de leur bourse dans leurs négociations avec le personnel académique contractuel, mais n’ont pas hésité ensuite à les desserrer pour réaliser leurs projets favoris et d’importants projets d’immobilisation. Le contraste entre les sommes consacrées à des complexes sportifs en lien avec une promesse d’offrir aux étudiants la « meilleure expérience » et l’absence d’engagement à l’égard de l’expérience de travail quotidienne des professeurs non permanents est abyssal. Ces personnes donnent pourtant, en
moyenne, près de 50 % des cours de premier cycle. De plus en plus, le marketing détrône le soutien pédagogique.
Les membres du personnel académique contractuel touchent une fraction de la rémunération de leurs confrères réguliers et, très souvent, n’ont pas droit à l’assurance-emploi ni à un régime de retraite. La plupart ne sont pas payés pour leurs activités de recherche et de service. En plus d’enseigner, ils travaillent de longues heures pour maintenir à niveau leur profil de recherche dans l’espoir de décrocher un jour un poste permanent.
L’insécurité d’emploi est peut-être l’aspect le plus problématique d’un emploi contractuel. D’une session à l’autre, les contractuels académiques ne savent jamais s’ils donneront de nouveau les mêmes cours. De ce fait, ils sont davantage exposés à des représailles s’ils font des déclarations controversées ou présentent en classe des contenus contestés. Ils ne jouissent tout simplement pas d’une liberté académique pleine et entière. Le préjudice qui leur est causé se répercute aussi sur les étudiants et la communauté universitaire.
Par ailleurs, nous savons aussi que les femmes et les minorités ethniques sont sur-représentées au sein du personnel académique contractuel. Dans une enquête récente intitulée Precarious U : Contract Faculty in Nova Scotia, une majorité des répondants (57 %) se sont identifiés comme femmes. L’enquête a révélé que 36 % des répondants subsistaient d’un chèque de paie à l’autre et que les femmes formaient le groupe le plus susceptible de souffrir d’insécurité économique et de n’avoir aucune autre source de revenu. Il n’est pas question ici de malchance, mais d’inégalité institutionnelle.
Cette insécurité peut amener les contractuels académiques à s’isoler, à avoir de la difficulté à tisser des liens et à s’en-gager dans des relations de solidarité. La communauté académique peut alors jouer un rôle constructif en mettant en évidence nos intérêts communs. Les récits des expériences de tout un chacun dans le milieu académique contribuent à notre force collective.
Le sentiment de ne plus être seul est une arme puissante. Les liens de solidarité mettent au jour les obstacles institutionnels à de meilleurs emplois et donnent le courage nécessaire pour aller au-delà de l’espoir et changer les conditions d’emploi, dans l’intérêt de toute la communauté académique.
Oui, en travaillant fort — et ensemble, nous serons tous récompensés.