La consultation est très tendance ces jours-ci. Le gouvernement libéral de Justin Trudeau est curieux de connaître l’opinion des gens sur une foule de questions. Son site web, Consultations auprès des Canadiens, faisait dernièrement état de 85 consultations officielles en cours. Début juin, on en dénombrait plus de 120, sur des sujets tout aussi variés que la sécurité nationale et la réglementation des produits d’autosoins.
Pendant la consultation sur la science fondamentale lancée cet été et qui a pris fin le 30 septembre 2016, la population canadienne a été invitée à présenter des commentaires à un comité d’experts sur la recherche fondamentale composé par la ministre des Sciences, Kirsty Duncan. Le comité a pour mandat d’effectuer un examen exhaustif du travail des trois conseils subventionnaires, et d’évaluer notamment « si leur approche, leur régime de gouvernance et leurs activités ont suivi l’évolution constante du contexte national et mondial de la recherche ».
Voilà un retournement de situation bienvenu, si l’on songe que, pendant près de dix ans, la politique scientifique canadienne a mis l’accent sur le renforcement des collaborations entre les chercheurs académiques et l’industrie pour tirer des avantages financiers immédiats des recherches. Non pas qu’il faille diaboliser la science appliquée. Des maisons et des véhicules plus sécuritaires et écoénergétiques, par exemple, contribuent assurément à notre bien-être. Mais il faut dire « Stop! » quand le gouvernement crée un déséquilibre en insistant pour que les fonds soient orientés vers les recherches qui servent beaucoup plus les intérêts immédiats de l’industrie que les intérêts plus généraux du public. Ce ciblage était le point central des critiques concernant la présumée « guerre à la science » de l’administration Harper. Rappelons que les scientifiques fédéraux étaient alors muselés et les projets de recherche politiquement gênants (pensons aux changements climatiques), écartés.
Il est vraiment ironique de constater qu’à cette époque, la politique scientifique qui devait soutenir l’innovation a eu, au contraire, pour effet de l’étouffer. Dans les sciences pures, les sciences humaines et les arts, l’inventivité des chercheurs académiques ne connaît pas de limite quand ils sont libres de faire de la recherche fondamentale ou « pure », qui n’a aucune application fonctionnelle à court terme et dont les résultats peuvent embarrasser politiquement le gouvernement en place. Il y a plus de 60 ans, Robert K. Merton écrivait : « Le communisme de l’ethos scientifique est incompatible avec la définition de la technologie comme “bien privé” dans une économie capitaliste. »
Même si M. Merton a écrit ces mots en pleine guerre froide, sa réflexion n’était pas de nature politique. Il employait le mot « communisme » comme on pourrait employer « catholicisme » aujourd’hui ; il lui donnait le sens de « commun à tous », d’« inclusion ». Il est vrai qu’une tension persiste dans le milieu académique entre la production de connaissances destinées à une large diffusion pour le bien collectif et la production de connaissances qui se traduiront en technologies et en expertise commercialisables comme propriété intellectuelle. À l’évidence, cette deuxième position avait la faveur du gouvernement conservateur précédent alors que la première a historiquement été à la base du financement public dans les démocraties libérales.
Cette tension existe encore aujourd’hui, malgré l’heureuse initiative de consultation du gouvernement libéral et le retrait des subventions de recherche du champ de compétence de l’ancien ministère de l’Industrie. Le Canada s’est donné deux ministres des Sciences : Kirsty Duncan, responsable de la science fondamentale, et Navdeep Bains, chargé du portefeuille de l’innovation, des sciences et du développement économique. Nous ne pouvons qu’applaudir au divorce entre la science fondamentale et l’industrie. En même temps, il est important de noter que le ministre Bains est supérieur à Mme Duncan dans la hiérachie ministérielle et que le rôle de la science fondamentale, selon le site web des consultations du gouvernement, est seulement l’un des « six domaines d’action » du « Programme d’innovation du Canada » sous le ministre Bains. Les cinq autres domaines d’action du programme visent à favoriser l’entrepreneuriat, développer des grappes et des partenariats économiques, accélérer la croissance des entreprises et aider les sociétés canadiennes à faire des affaires et à livrer concurrence dans un monde numérique.
Donc, cinq des six domaines d’action cernés par le gouvernement sont rattachés directement aux objectifs médiateurs de l’« innovation », la croissance des entreprises et l’entrepreneuriat. Des objectifs mesurés quantitativement et non qualitativement, et renvoyant à des besoins utilitaires prédéterminés. D’après la ministre Duncan, les deux consultations (sur la science fondamentale et l’innovation) sont complémentaires. Elle affirme qu’« [e]n particulier, le Programme [d’innovation] mettra un accent sur les questions relatives à la transformation des atouts scientifiques du Canada en avantages économiques et sociaux ».
Dans un esprit de consultation, permettez-moi de suggérer que le gouvernement Trudeau ferait bien de se rappeler la maxime de Robert Merton sur l’ethos scientifique. La réfutation et la correction, ou ce que Merton a appelé le « scepticisme organisé », sont au centre de la vocation d’exploration du milieu académique. Quand la motivation des travaux académiques n’est plus la recherche de la vérité considérée comme un bien public mais la recherche d’un gain économique individuel, nous sommes sur un terrain glissant.