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Les Archives du Bulletin de l'ACPPU, 1992-2016

novembre 2016

Remettre la science sur les rails

Starry SkyUne orientation soi-disant « pro-science », un examen du soutien à la science fondamentale, un remaniement majeur d’une réforme controversée des subventions de recherche en santé, une nouvelle injection de 900 millions de dollars dans la « mégascience ». Devant la transformation radicale du paysage politique et institutionnel engagée par le gouvernement fédéral dans la dernière année, on pourrait croire que les chercheurs universitaires et collégiaux au pays voient enfin la lumière au bout du tunnel.

Malgré des signes prometteurs, tout n’est pas rose dans le secteur de la recherche. Les fonds accordés par les trois con­seils subventionnaires demeurent inférieurs à leur niveau d’il y a dix ans, le taux d’approbation des demandes de subvention de recherche au fédéral a atteint un creux de 13 %, les laboratoires recourent de plus en plus à une main-d’œuvre étudiante sous-payée et les effectifs du pourtant prestigieux Conseil national de recherches du Canada ont diminué de 25 % en quelques années seulement.

Autrement dit, les effets de la décennie d’austérité sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper sont encore bien présents. Même si le premier budget de l’ère Trudeau a donné un nouvel élan à la recherche fondamentale, les libéraux ont toute une pente à remonter simplement pour regagner le terrain perdu.

« Le financement de la recherche fondamentale est, encore aujourd’hui, un enjeu clé », déclare David Robinson, directeur général de l’ACPPU, dont la campagne La science à bon escient avait propulsé la recherche fondamentale à l’avant-scène dans les mois précédant l’élection, en octobre 2015, du gouvernement de Justin Trudeau.

« À tout le moins, ajoute-t-il, il faut rétablir le financement des conseils subventionnaires au niveau de 2007-2008. »

Les chiffres sont éloquents. Malgré l’inscription dans le dernier budget d’un nouvel investissement de 95 millions de dollars dans les Instituts de recherche en santé du Canada, le Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie et le Conseil de recherche en sciences humaines, les trois organismes reçoivent aujourd’hui environ 4 % moins d’argent qu’il y a dix ans, en tenant compte de l’inflation.

Pour le CRSH, déjà le moins choyé, la chute est dramatique : près de 11 % en dollars constants. Les IRSC et le CRSNG voient leur financement réduit de respectivement 6 % et 1,5 %.

Même au rythme auquel le gouvernement libéral réinvestit dans les conseils subventionnaires, ceux-ci ne retrouveront leurs budgets d’avant Harper qu’en 2019, au minimum. Et comme ces budgets n’incorporent pas la hausse considérable, depuis 2007, des coûts des appareils et des fournitures de recherche, dont la plupart sont importés des États-Unis à un taux de change très défavorable, ils accuseront quand même un déficit.

Et surtout, les gros investissements publics dans la recherche fondamentale — comme les 900 millions de dollars versés par le fédéral en septembre par l’entremise du Fonds d’excellence en recherche Apogée Canada — ne se répercutent pas toujours sur la masse des chercheurs. Ces 900 millions, par exemple, ont été répartis entre seulement 13 établissements d’enseignement postsecondaire et quelques douzaines de chercheurs.

Les subventions sont de moins en moins accessibles aux chercheurs en général. Les « taux de réussite » — les pourcentages de demandes de subvention approuvées — ont nettement reculé en dix ans. Ils s’établissent maintenant à 20 % pour le CRSH (soit la moitié du taux de 2006), à seulement 13 % pour les IRSC (une baisse de 26 %) et à 65 % pour le CRSNG (comparativement à 72 %).

Attentif au dossier de la recherche fondamentale, le gouvernement Trudeau a annoncé en juin dernier qu’il avait chargé un comité indépendant d’examiner le soutien fédéral en la matière. Cet examen s’étend aux trois conseils subventionnaires et à plusieurs organismes financés par l’État, comme la Fondation canadienne pour l’innovation. Le comité, composé de neuf experts et présidé par l’ancien recteur de l’Université de Toronto, David Naylor, doit présenter son rapport à la ministre des Sciences, Kirsty Duncan, d’ici la fin de l’année.

Dans la communauté scientifique, les opinions sont par­tagées. Évidemment, tous sont favorables à un examen de la science fondamentale, mais certains disent qu’à moins d’une réforme du processus d’octroi des subventions, les chercheurs seront encore trop pris par les formalités administratives. D’autres affirment aussi que les subventions seront un véri­table gaspillage d’argent si les budgets de fonctionnement, notamment pour les infrastructures comme les laboratoires, ne sont pas considérablement augmentés.

À l’étage de son bureau à l’Institut et hôpital neurologiques de Montréal, Daniel Guitton, chercheur à l’Institut et professeur de neurosciences à l’Université McGill, empile les boîtes remplies à ras bord d’études scientifiques. La nouvelle initiative du gouvernement fédéral ne l’impressionne pas beaucoup.

« Il me semble que nous tournons toujours en rond, déclare-t-il. Cet examen de la recherche fondamentale ne prend pas en considération l’importance de ce type de recherche pour la santé des universités. Nous accordons trop peu de valeur à ce facteur. »

Selon lui, le soutien aux laboratoires productifs et l’allègement des formalités administratives imposées aux chercheurs en quête de subventions devraient avoir la priorité.

Katalin Szaszi, biologiste-physiologiste cellulaire de renom et spécialiste du rein au centre de recherche Keenan en sciences biomédicales de l’hôpital St. Michael’s à Toronto, est d’accord avec Daniel Guitton. Recrutée en Hongrie, elle a été l’heureuse titulaire de l’une des dernières bourses de perfectionnement généreuses des IRSC, qui offraient, pendant deux ans, le financement de recherches postdoctorales et un salaire à titre de « nouveau chercheur ».

Cependant, alors que sa petite équipe nouvellement formée (un technicien, deux étudiants) commençait à produire des résultats, la chercheuse a été vite prise dans le tourbillon du processus de demande de subvention. Bien que généreuse,
sa subvention n’a plus suffi; elle a dû présenter plusieurs demandes simultanément et le faire à répétition — jusqu’à six fois — avant de tirer le bon numéro. Et il lui a fallu attendre un mois avant de toucher le premier chèque.

« Je passe au moins la moitié de mon temps à rédiger ou à réviser des demandes de subvention, dit Mme Szaszi, qui enseigne aussi au département de chirurgie de l’Université de Toronto. C’est trop. Chaque refus est dur à encaisser. Le taux de réussite est tellement bas, 16, 17 %. Le nombre de demandes valables est si élevé que c’est comme jouer à la loterie. Il faut acquérir de la résilience et même être un peu dérangé! Ce n’est pas une situation idéale. »

Quand l’argent arrive finalement, ce n’est jamais assez. Dans une bonne année, Mme Szaszi recevait 150 000 $ et dans une mauvaise, 70 000 $, à peine le salaire de son technicien. Est-ce que la recherche en souffrait? « C’est sûr », dit-elle. Son équipe avançait à pas de tortue comparativement à des laboratoires dans d’autres pays. « Quand je réalisais enfin un projet, je m’aper­cevais qu’une autre équipe ailleurs dans le monde m’avait devancée. »

D’après elle, quiconque sous-finance un laboratoire jette son argent par les fenêtres. « Un laboratoire bien pourvu produira des travaux de qualité. Un laboratoire en difficulté financière épuisera ses maigres ressources à demander d’autres subventions. C’est un peu un cercle vicieux. »

Les chercheurs mettent en évidence un autre problème de taille, la dépendance excessive à l’égard d’une main-d’œuvre étudiante laissée trop souvent à elle-même.

« Par manque de fonds, les laboratoires doivent embaucher plus d’étudiants. Dans le système, les étudiants sont les travailleurs les moins bien rémunérés, les esclaves, affirme Mme Szaszi. Nous confions donc la recherche, cette
activité vraiment complexe, aux personnes les moins expé­rimentées. »

Elle soutient que lorsqu’il n’y a pas assez de moniteurs pour encadrer les étudiants, leur formation — et c’est notamment pour être formés qu’ils sont embauchés — en pâtit. « Ils sont censés apprendre sur le tas, en faisant de la recherche, mais leur apprentissage est limité par le nombre trop restreint de gens d’expérience dans le laboratoire. C’est une question d’équilibre. Tout le monde y perd. »

L’intégrité et l’indépendance de la recherche fondamentale axée sur la découverte sont aussi des sujets de préoccu­pation.

Le gouvernement conservateur exigeait de plus en plus des titulaires de subvention qu’ils démontrent les possibilités commerciales ou industrielles de leurs travaux. C’était l’époque de la « recherche ciblée » et du « prêt-à-commercialiser ».

« Cette approche pousse les gens à mentir, prétend M. Guitton. Quand ils sont coincés, les scientifiques peuvent toujours imaginer des applications possibles. »

Par définition, dit-il, la recherche fondamentale n’aboutit pas à des résultats mesurables. « Les grandes découvertes surviennent généralement là où on s’y attendait le moins. »

M. Guitton donne l’exemple des transistors, nés des recherches en physique des solides. L’imagerie optogénétique est inspirée, elle, de la luminescence des anémones de mer. Et les serveurs web sont plus perfectionnés parce qu’on a analysé le butinage des abeilles.

Comment mieux faire dans les dix prochaines années?

« J’aimerais que la science fondamentale redevienne une activité prestigieuse, j’en serais vraiment heureuse, répond Mme Szaszi. Je me plierais aux formalités administratives sans me plaindre si l’on reconnaissait, comme c’était le cas avant, qu’une recherche peut être valable même si elle n’a pas d’utilité concrète immédiate. Il nous faut une vision à plus long terme. »