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Le personnel académique a-t-il son mot à dire dans la gouvernance des établissements postsecondaires?
« Les universités deviennent si grandes, si complexes et si dépendantes des fonds publics que les savants ne peuvent plus déterminer ni influencer leurs propres politiques, qu’une nouvelle catégorie montante d’administrateurs est en voie d’assumer le contrôle et que le gouffre d’incompréhension et de mépris s’élargit de plus en plus entre le personnel universitaire et le personnel administratif et porte gravement atteinte au fonctionnement de ces deux entités. »
Cette conclusion est tirée du rapport de la Commission Duff-Berdahl publié en 1966. Et malgré les cinquante années qui se sont écoulées depuis, elle est toujours d’actualité, car les enjeux liés à l’influence des universitaires dans la gouvernance des institutions postsecondaires — que ce soit au sein des sénats ou aux conseils d’administration — sont toujours d’actualité.
Des exemples récents illustrent bien l’ampleur du problème. L’Université Carleton est ainsi plongée en pleine con-troverse depuis qu’elle a rejeté la candidature d’un membre académique pour le renouvellement de son mandat d’administrateur parce qu’il avait refusé de signer un code de conduite. Signer ce code aurait eu pour effet de l’obliger à appuyer publiquement toutes les décisions rendues par cette instance.
« Ce n’est pas normal qu’à Carleton et dans un nombre de plus en plus grands d’universités, les conseils d’administration agissent comme s’ils étaient issus du secteur privé et qu’ils n’avaient pas de comptes à rendre à la population, croit James Turk, ancien directeur général de l’ACPPU et professeur à l’Université Ryerson. On trahit la mission de l’université quand on demande aux administrateurs de devenir des ambassadeurs de leur institution et qu’on leur interdit de discuter des enjeux qui ne font pas l’unanimité. Ce serait comme si le premier ministre du Canada interdisait aux élus de parler des débats à la Chambre des communes sous prétexte que cela nuirait aux intérêts du pays. Ce n’est pas comme ça que la démo-
cratie fonctionne et ce n’est pas comme ça que nos institutions publiques doivent fonctionner. »
Carleton n’est pas la seule université confrontée à des problèmes de gouvernance. À l’Université de Montréal, le recteur Guy Breton a lancé un vaste projet de refonte de la gouvernance de son institution. Il propose d’amender la Charte de l’université datant de 1967 pour centraliser le pouvoir dans les mains du conseil et de l’équipe de direction. On propose ainsi que le conseil d’administration soit composé en majorité de membres de l’extérieur du campus, y compris la présidence du conseil.
Le Syndicat général des professeurs et professeures de l’Université de Montréal ne l’entend pas ainsi. L’association a dénoncé la refonte de la gouvernance sur toutes les tribunes et ses membres ont donné comme mandat à l’exécutif de « prendre tous les moyens nécessaires, y compris juridiques, pour contester le projet de Charte du recteur et du Conseil universitaire, afin de protéger la collégialité, la convention collective et les droits acquis des professeurs ».
« Si cette réforme est adoptée, c’est la fin de la collégialité et c’est la fin de la participation des professeurs dans notre institution à travers l’assemblée universitaire, car le conseil va s’arroger tous les pouvoirs, signale le président du syndicat, Jean Portugais. Le recteur dit que la charte est un outil de gouvernance, mais c’est faux. C’est la loi fondatrice de notre université et pour la modifier, il viole la charte qui est présentement en
vigueur et qui reconnaît dans son préambule que les professeurs participent à la gestion de l’Université de Montréal. »
Il s’agit de la seconde tentative en deux ans du recteur Breton pour réformer la gouvernance de son institution. « On vit dans un environnement antisyndical où le recteur tient des propos très virulents à l’égard de notre association. On est accusé de tous les maux et lui, il prétend parler directement aux professeurs. Son approche est celle d’un gestionnaire qui gère l’université comme si elle était une entreprise », ajoute M. Portugais.
Son collègue et spécialiste en administration de l’éducation, Alexandre Beaupré-Lavallée constate lui aussi que la voix des professeurs dans la gouvernance des universités semble s’effriter, mais il souligne que ce ne sont pas les conseils d’administration qui en profitent. « Quelques pouvoirs hautement symboliques font l’objet de convoitises (la nomination du président, par exemple) mais, en général, les conseils d’administration sont déjà débordés et, leurs membres siégeant souvent sans compensation, la tentation est forte de confier des pouvoirs étendus à la haute direction», soutient-il.
Pour M. Turk, la question de la gouvernance est un vieux débat. « Cela fait 100 ans qu’on essaie de régler les problèmes de la gouvernance collégiale, car elle est bonne sur papier seulement. En réalité, c’est la syndicalisation du milieu universitaire qui a permis de donner une voie alternative pour améliorer la gouvernance. Regardez autour de vous. Qui protège la liberté académique? Ce sont les conventions collectives, pas
les sénats. Même chose pour les clauses sur la charge de travail ou les règles pour obtenir la permanence. En principe, tous ces éléments sont de nature académique, mais ce sont les associations académiques qui ont réussi à obtenir des engagements dans leur contrat de travail parce que leur sénat n’a pas fait le travail », souligne-t-il.
Brenda Austin-Smith, vice-présidente de l’ACPPU et membre du sénat de l’Université du Manitoba depuis 2014, est d’accord avec cette conclusion, mais elle reste convaincue que la participation des professeurs dans la gouvernance de leur institution est importante. « J’ai déjà pensé que le sénat était inutile, mais j’ai changé d’avis. La composition du sénat avantage l’administration, très certainement, mais j’en suis venue à voir le sénat comme un forum politique important, spécialement utile pour poser des questions à l’administration, obtenir des documents, assister à des présentations et faire front commun avec les étudiants. »
Mme Austin-Smith souligne que les séances du sénat sont publiques, ce qui fait que les réponses à toutes les questions, qu’elles soient pertinentes ou non, sont enregistrées et disponibles publiquement. « C’est un endroit où l’on peut poser des gestes politiques et je ne voudrais pas qu’on y renonce. Cela dit, et c’est la même chose pour les comités de direction de nos associations, la valeur du sénat comme référence académique varie en fonction des sénateurs qui y sont élus et de leur volonté d’agir, de prendre la parole ou de voter pour s’opposer à la volonté de l’administration. »
Selon le directeur général de l’ACPPU, David Robinson, l’amélioration de la gouvernance des universités passe et par la négociation collective et par la participation des universitaires dans les instances démocratiques de leurs institutions. « On peut marcher et mâcher de la gomme en même temps. Il faut investir les lieux où les décisions se prennent et utiliser notre pouvoir d’influence pour défendre les valeurs de l’éducation postsecondaire. Et il faut aussi protéger le rôle collégial de nos membres en intégrant dans nos conventions collectives des dispositions qui définissent clairement le rapport du conseil d’administration et du sénat à la convention. »
C’est aussi ce que pense Mme Austin-Smith. « Les associations de personnel académique sont les plus fortes et les plus efficaces quand le personnel académique voit son association comme un outil qui les supporte et les aide (y compris de façon légale, si nécessaire) dans leur carrière académique, et cela inclut la participation au sénat. Je crois qu’il est important de voir le sénat comme une instance qui fonctionne le mieux quand
des universitaires, qui profitent pleinement de leur droit d’association, prennent des décisions en fonction des intérêts du monde académique tel que défini par les gens du monde académique. »
Pour M. Beaupré-Lavallée, il est possible de remettre les sénats sur leurs rails, mais il faudrait dépoussiérer leur rôle. « À mon avis, la revitalisation passe par l’abandon de la nos-talgie au sujet de la gloire du passé ou idéalisée de la gouvernance universitaire. Les sénats ne peuvent plus se contenter de dicter les orientations des établissements sans assumer les responsabilités qui accompagnent le pouvoir décisionnel collectif. »
Selon M. Portugais, les attaques à la gouvernance comme celle qui affecte présentement l’Université de Montréal doivent servir de salve d’avertissement à toutes les associations de personnel académique du pays. « Si on laisse tomber, cela risque d’entraîner le autres universités dans leur sillon. Cette tendance lourde à la centralisation et à la marchandisation est dangereuse pour la liberté académique et la collégialité. C’est comme si on voulait détacher la tête de son corps. »