Parfois, quand je lis le journal, je m’arrête net : « A-t-il vraiment dit cela? » Cela m’est arrivé en février 2015, quand le London Free Press a révélé la double rémunération scandaleuse du recteur de l’Université de Western Ontario. « Le conseil est très satisfait […] Nous versons un salaire juste et approprié », déclarait alors le président du conseil d’administration, Chirag Shah, avec toutefois une réserve : « Malheureusement, les salaires des administrateurs sont gelés. » Un gel datant de 2009, quand l’Ontario avait légiféré pour plafonner les salaires des cadres supérieurs du secteur public.
La liste des fonctionnaires les mieux rémunérés en Ontario (la Sunshine List) nous informait que le recteur de l’Université Western, Amit Chakma, avait renoncé à un congé payé d’un an pour continuer d’exercer ses fonctions administratives, en contrepartie d’une double rémunération de près d’un million de dollars. Comment, m’étais-je alors demandé, Chirag Shah peut-il penser qu’il est approprié de répondre : « Je regrette de ne pas pouvoir offrir plus »? Comment interpréter ce profond décalage? J’étais vraiment passé de l’autre côté du miroir.
Le problème, bien entendu, était qu’une université financée par l’État versait une double rémunération au recteur alors qu’elle réduisait le personnel et accroissait l’effectif des classes. La contradiction était trop criante.
Tout bien réfléchi, je n’aurais pas dû être choqué. Chirag Shah s’exprimait comme un gestionnaire soucieux de l’avantage concurrentiel de sa société. Sous cet angle étroit, ses paroles étaient même logiques. Shah reprenait à son compte le raisonnement utilisé pour justifier les salaires faramineux des PDG du secteur privé, où il est monnaie courante de récompenser les « leaders » par une rémunération globale très généreuse. Pour recruter les plus talentueux — toujours le même refrain —, les universités doivent, comme les entreprises, délier les cordons de leurs bourses.
Comment cette logique financière d’entreprise a-t-elle pu s’enraciner dans nos universités publiques au point d’apparaître comme le simple bon sens? La mondialisation de l’économie est certainement un facteur important. À partir des années 1980, une vague d’austérité a déferlé sur les gouvernements fédéraux et provinciaux successifs, et fait plonger les subventions publiques à l’éducation postsecondaire. Les universités ont dû jouer du coude pour attirer les étudiants étrangers, dans le contexte d’une « économie de la réputation » internationale. Les valeurs d’entreprise — la maximisation du profit comme objectif, l’entrepreneuriat et l’efficience —, ont commencé à supplanter les engagements sociaux plus larges et la quête pure du savoir.
Dans les universités, des voix favorables à une approche plus technocratique de l’administration se faisaient entendre. Déjà en 1968, le vice-recteur principal en poste à l’Université Columbia n’hésitait pas à prôner l’intégration de plus de professionnels au sein de l’administration. Dans son livre The American University : How It Runs, Where It Is Going, Jacques Barzun préconisait la création d’un « deuxième niveau » de jeunes administrateurs. Voyons de plus près ce qu’il en disait :
« S’ils sont recrutés à un jeune âge, ces hommes peuvent devenir des hauts fonctionnaires et être acceptés comme des professionnels sans pour autant être des érudits; ils peuvent jouir d’un prestige personnel et profiter pleinement des avantages généralement associés à la vie sur un campus; et plus que toute autre ressource, humaine ou électronique, ils peuvent contribuer au fonctionnement efficient des rouages de la machine universitaire. Mais il faut les rendre acceptables pour le corps professoral. Et le meilleur moyen d’y arriver consiste à les laisser émerger petit à petit, à l’inverse des chats du Cheshire, de derrière les personnes qu’ils sont chargés d’appuyer. »
Alors que le chat du Cheshire de Lewis Carroll a disparu lentement jusqu’à ne montrer que son sourire, l’animal administra-tif vu par Barzun dans son modèle de gouvernance universitaire a d’abord un sou-rire gentil, puis il se déploie dans toute sa grandeur. Jacques Barzun savait bien que le personnel académique était sceptique à l’égard de la « révolution managériale ». Voilà pourquoi il préférait une révolution furtive et il semble avoir eu raison. Il n’y a pas eu de coup d’État. Le gestionnariat utilitaire a lentement pris corps, promettant au corps professoral de le décharger de ses tâches administratives les plus monotones. Beaucoup de professeurs y ont adhéré, et ont délibérément cédé la place au doyen, au détriment de la gouvernance collégiale. De là vient en partie, selon moi, la division entre l’administration et le corps professoral sur la conception du bon sens.
Ces dernières années, les universités canadiennes ont été témoins de ripostes vigoureuses. Elles ont généralement deux organes de gouvernance : le conseil d’administration, responsable des questions fiduciaires, et le sénat, chargé des questions académiques. Dans chacun d’eux, les tenants d’une participation accrue du corps professoral s’opposent énergiquement au modèle en place d’une gestion purement descendante. Certes, on tente encore de faire taire ceux dont les opinions vont à contre-courant, en invoquant comme toujours le bon sens, l’efficience et, ironiquement, la collégialité. A-t-on dit que ce serait un jeu d’enfant? Plutôt un travail de tous les instants.