« Pourquoi devez-vous acheter ces livres? » Une professeure d’anglais à l’Université du Manitoba s’est fait poser cette question surprenante dernièrement. La question venait d’un enfant curieux, me direz-vous. Pas bête, mais faux. Car la question était le résultat d’un algorithme de Concur, un programme en ligne exclusif de gestion des dépenses utilisé par l’Université.
Vous n’avez pas la berlue. Une professeure dont le travail consiste à lire, puis à enseigner aux étudiants à faire un examen critique des écrits, a dû justifier l’achat d’un livre. Si la tête vous tourne, vous n’êtes pas seul! Et non, je ne pense pas que le développeur voulait faire de l’ironie.
Cette histoire absurde m’a été racontée quand je me suis joint aux professeurs en grève de l’Université du Manitoba le 4 novembre. Par centaines, étudiants et professeurs, soutenus par des collègues venus de partout au pays, s’étaient rassemblés devant l’immeuble administratif emblématique de l’Université pour montrer qu’ils étaient résolus à rejeter les demandes de l’employeur qui auraient pour effet d’augmenter la charge de travail, d’affaiblir la sécurité d’emploi et d’instaurer des indicateurs de rendement quantitatifs profondément réducteurs.
La foule assemblée en ce jour de novembre exceptionnellement ensoleillé et chaud voulait affirmer son adhésion à des valeurs différentes. À ce que Roger Burrows appelle le « contrôle quantifié » axé sur le marché et «l’autonomisation de groupes de mesures », elle opposait son appui à la gouvernance collégiale et aux valeurs communes du milieu académique. À une abstraction mathématique, elle opposait l’exemple d’un engagement réciproque des professeurs, chercheurs, étudiants. C’est cela une université.
Aujourd’hui, la plupart des administra- tions des universités canadiennes prennent surtout pour modèle le gestionnariat utilitariste. Pourtant, leur soif de contrôle ne date pas d’hier, et a de tout temps déclenché une opposition appuyée par des principes. Déjà en 1944, l’économiste et historien canadien Harold Innis avançait une position semblable dans son essai A Plea for the University Tradition, qui avait d’abord été la matière d’un discours prononcé à l’Université du Nouveau- Brunswick. Cet essai avait pour toile de fond une économie de guerre et l’avènement de la guerre froide avec l’Union soviétique, mais il faisait écho à l’une de nos préoccupations. Harold Innis souhaitait protéger l’autonomie de l’université contre les objectifs instrumentaux et mécaniques de l’État et de l’industrie — les pourvoyeurs des « monopoles du savoir », selon son expression.
En 1978, James Carey, universitaire amé- ricain spécialisé en journalisme et en études culturelles, a repris le titre de l’essai d’Innis pour donner un nouvel élan à son plaidoyer. Dans son propre ouvrage Plea for the University Tradition, il s’élève contre la profession- nalisation croissante de l’université. Il prône plutôt l’adoption d’une valeur fondamentale commune, « le point de vue intellectuel et éthique général ». Trente-quatre ans après Harold Innis, James Carey avance que les universités ont « manifesté une préférence, pour des raisons économiques, pour la communication mécanique, pour la transmission de l’information aux consommateurs aux mains des professionnels ».
Les étudiants et les professeurs de l’Université du Manitoba n’avaient peut-être pas lu ces deux essais, mais ils personnifiaient les valeurs défendues par ces deux auteurs. Ils luttaient pour la pérennité de ces valeurs, pour que les professeurs n’aient pas à justifier l’achat d’un livre.
Un vent d’optimisme soufflait sur le cam- pus en ce jour de novembre. Dans leurs discours et leurs conversations, et sur leurs bannières, les professeurs et les étudiants illus- traient la conception de la communication comme un rituel, selon Carey. Au lieu de transmettre des faits, des chiffres et des instructions dans l’espace à des individus atomisés, ils se servaient du langage et de symboles pour créer et reproduire leur communauté savante dans le temps. Une autre réalité était possible et leur présence le démontrait.
Après la manifestation, alors que j’étais de- bout à l’extérieur de l’entrée principale sur University Crescent, j’ai remarqué un étudiant qui portait un macaron « Appuyez l’UMFA » sur sa veste verte des Roughriders de la Saskatchewan. Je lui ai demandé s’il s’était déjà fait chahuter sur le campus. Je lui ai rappelé qu’il passait justement devant le stade du Groupe Investors, le fief des Blue Bombers de Winnipeg. Il a souri, et haussé les épaules. « Pas vraiment. C’est juste que j’aime vraiment les Riders. »
Un nouveau monde n’est peut-être pas une utopie.